LES ÉCRIVAINS DEVANT L'IMPRESSIONNISME, Denys Riout Fiche de lecture
Représenter la « réalité moderne »
Tout au long de ces textes, et quelle que soit leur approche, l'accent est très souvent mis sur le projet systématiquement dénigré par l'art officiel, celui de montrer la réalité quotidienne, de dépeindre les choses et les êtres tels qu'ils sont perçus, de représenter la campagne ou la ville dans leur apparence immédiate. Les auteurs, écrivains ou critiques d'art, ont à cet égard parfaitement compris que l'enjeu était fondamentalement pictural et non pas lié à quelque concurrence avec la photographie, nouveau médium jugé alors comme plus objectif pour rendre la réalité d'un visage, d'une rue, d'une gare ou d'une forêt. Tous reconnaissent l'importance du plein air, du contact direct avec le sujet, et saluent l'éclaircissement de la palette des peintres. L'omniprésence dans ces textes des approbations concernant la représentation de la « réalité moderne » et la clarté de la palette permet de mesurer à quel point l'impressionnisme a révolutionné les conventions de la peinture, voire la banale perception des choses mêmes ; ne fut-il pas d'ailleurs également dénommé l'« école des yeux » ou l'« école des taches » ? Soulignons que le mot d'« impressionnisme », lancé par dérision en 1874, parmi d'autres termes aussi péjoratifs – « nihilisme, byzantinisme, lugubrisme » proposa même un critique – fut adopté par les intéressés à partir de 1877, et les écrivains-critiques eux-mêmes parvinrent à renverser le sens du mot et à l'imposer grâce à l'évocation qu'il autorisait de la sensation, de la lumière, des couleurs, des textures. Ils cherchent même à rivaliser dans leurs textes avec le traitement pictural qu'ils analysent, comme le montrent certaines descriptions de Huysmans ou de Mallarmé. Ce dernier publie, en avril 1874, dans La Renaissance littéraire, la critique de trois tableaux de Manet, dont Les Hirondelles, refusé par le jury du Salon : « Deux dames assises sur l'herbe d'une de ces dunes du nord de la France, s'étendant à l'horizon fermé par le village derrière lequel on sent la mer, tant est vaste l'atmosphère qui entoure les deux personnages. Viennent de ce lointain des hirondelles donner son titre au tableau. L'impression de plein air se fait jour d'abord ; et ces dames, absorbées dans leur songerie ou leur contemplation, ne sont d'ailleurs que des accessoires dans la composition, comme il sied que les perçoive dans un si grand espace l'œil du peintre, arrêté à la seule harmonie de leurs étoffes grises et d'une après-midi de septembre. » Il est vrai que certains auteurs – tels Théodore Duret, Paul Bourget, Jules Laforgue, Félix Fénéon – rédigent des analyses volontairement plus distanciées sur la couleur, la touche, la composition, mais toujours en cherchant à les présenter dans un langage tout aussi nouveau dans son genre que les œuvres commentées ; ainsi Fénéon à propos des pastels de Degas, présentés à la huitième et dernière exposition du groupe impressionniste en 1886 : « Des femmes emplissent de leur accroupissement cucurbitant la coque des tubs... ; des avant-bras, dégageant des seins en virgouleuses, plongent verticalement entre les jambes pour mouiller une débarbouilloire dans l'eau d'un tub où des pieds trempent. »
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Écrit par
- Jacinto LAGEIRA : professeur en esthétique à l'université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne, critique d'art
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