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LES ENFANTS DE MINUIT, Salman Rushdie Fiche de lecture

Une nouvelle génération littéraire

Dans ce roman politique, où la veine satirique de Rushdie s'en prend directement aux pouvoirs en place, le corps, fragile garant de l'unité originelle, devient la cible des attaques portées par une modernité répressive, que dénonce un artiste resté fidèle aux idéaux de l'indépendance. Autre enjeu de taille, le renversement des rapports entre fiction et réalité : c'est la logique romanesque qui dicte ici sa loi à l'Histoire. Le narrateur, Saleem Sinai, revendique le droit à la subjectivité ; ses souvenirs sont approximatifs, sa vision fragmentaire, « trouée ». « La réalité est une question de perspective ; plus vous remontez dans le passé, plus il semble concret et plausible – mais, quand vous vous rapprochez du présent, cela semble inévitablement de plus en plus incroyable. » En cela, Saleem est bien semblable à Rushdie, quand celui-ci écrit en dehors de l'Inde et qu'il en appelle au miroir pas toujours fiable que lui présente sa mémoire pour rendre compte d'un pays à jamais perdu.

On a reproché à Rushdie le pessimisme des Enfants de minuit : à cela l'écrivain oppose la forme proliférante et multiple du récit – proche de la démesure baroque d'un Günter Grass –, la manière optimiste qu'il a de « grouiller » d'histoires, conformément au « talent indien pour l'autorégénération permanente » (Patries imaginaires, 1991).

Flamboyant roman de l'excès et du monstrueux, Les Enfants de minuit pratique avec maestria le mélange des genres : le réalisme magique y côtoie les contes arabes des Mille et Une Nuits et la tradition indienne du Mahābhārata, le roman de Laurence Sterne, La Vie et les opinions de Tristram Shandy (1759). Le livre fait aussi bon ménage avec l'« hénaurme » cher à Rabelais, le cinéma, emblème de la culture populaire indienne, et se prête à d'ingénieuses manipulations formelles. Farouche partisan de la laïcisation de l'Inde, contre les intégrismes de tout poil, le narrateur s'invente une généalogie mensongère, en liaison avec la dimension ludique de la littérature postmoderne. Sa voix, celle de Rushdie, en fait, s'impose par son irrésistible énergie et consacre, par les libertés prises avec la langue anglaise, la revanche de l'ancien colonisé.

En redessinant les cartes littéraires, Rushdie aura ouvert la voie à une nouvelle génération de romanciers indiens anglophones (Amitav Ghosh, Hanif Kureishi, Rohinton Mistry, Arundhati Roy, Vikram Seth, Shashi Tharoor). Mais l'impact du roman déborde largement la sphère indienne, pour toucher l'ensemble des littératures d'expression anglaise. La World Fiction, qu'elle soit ou non d'inspiration postcoloniale, doit beaucoup aux Enfants de minuit, et la part du lion que se taillent les romanciers du Commonwealth dans le palmarès du Booker Prize (la plus prestigieuse récompense littéraire outre-Manche) confirme le déplacement du centre de gravité littéraire de la métropole jadis impériale vers sa périphérie. En Angleterre même, le roman traditionnel s'est vu ébranlé. En s'engouffrant dans la brèche, des écrivains comme Graham Swift, Julian Barnes, Martin Amis ont su tirer parti des audaces d'un Rushdie qui ambitionne toujours, au péril de sa vie – la condamnation à mort lancée en 1988 par l'imam Khomeyni, après la publication des Versets sataniques, n'a toujours pas été levée – de donner naissance à une humanité nouvelle, affranchie de ses chaînes trop étroitement identitaires.

— Marc PORÉE

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle

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Média

Salman Rushdie, 2010 - crédits : Billy Farrell/ Patrick McMullan/ Getty Images

Salman Rushdie, 2010

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