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LES ENFANTS DE SATURNE, R. et M. Wittkower Fiche de lecture

Variété des figures de l'excès

Après cette présentation historique du statut de l'artiste, suivent différents chapitres consacrés à la psychologie des artistes. Ils forment autant d'enquêtes fondées sur une érudition exigeante, articulant différentes figures de l'excès autour d'un ou de plusieurs cas remarquables. Notamment l'obsession du travail chez Masaccio ou Uccello, opposée à l'oisiveté créatrice dans laquelle serait tombé Sebastiano del Piombo, selon Vasari. Suit une galerie d'excentriques (Piero di Cosimo, Jacopo Pontormo), d'asthéniques (Léonard), de maniaques ou d'obsessionnels (ainsi Gérard Dou, obsédé par la propreté). Au centre de l'ouvrage, se trouvent les « génies, fous et mélancoliques », c'est-à-dire les tempéraments que la tradition définit comme « saturniens » (Hugo van der Goes, Annibale Carrache, Elsheimer). Des tempéraments, on passe aux actes : suicides (Rosso Fiorentino, Francesco Bassano, Francesco Borromini, ce dernier schizophrène) ; vie licencieuse (Raphaël, Sodoma) ; crimes, délits et fraudes (Veit Stoss, Caravage). Enfin le dossier des Enfants de Saturne s'achève sur les relations troubles que les artistes peuvent entretenir avec l'argent et la gloire.

L'ambiguïté du livre tient à ce que les Wittkower décrivent tantôt ce qui peut apparaître comme des propriétés psychologiques constantes, tantôt ce qui relève d'une histoire des représentations de la création au sein de la littérature artistique. Dans L'Image de l'artiste (1934 et 1979), Ernst Kris et Otto Kurz avaient su résoudre cette difficulté, en dégageant, derrière les représentations historiquement situées que sont les anecdotes d'artistes, des « cellules primitives », des schèmes de pensée pour ainsi dire constants qui conditionnaient, dans leur permanence comme dans leur force de conviction, à la fois l'ensemble des motifs biographiques faisant de l'artiste un héros et les motifs illustrant les pouvoirs magiques attachés aux images. Dans leur méfiance, clairement affichée, pour les topos et les récits légendaires, dans leur refus, également déclaré en introduction, de recourir à des schémas explicatifs qui auraient permis de relier les catégories utilisées à des représentations collectives ou à des structures anthropologiques, les Wittkower restent prisonniers d'un modèle psychologique qui nous semble aujourd'hui bien dépassé. Une de cibles de l'ouvrage est la psychanalyse, tout au moins l'usage qu'elle pouvait faire des vies d'artistes pour expliquer les œuvres : les Wittkower montrent sans trop de difficulté les présupposés et les insuffisances des analyses que fait Kris du cas du sculpteur F. X. Messerschmidt, du « souvenir d'enfance de Léonard de Vinci » par Freud, ou encore des spéculations d'Ernest Jones, pour qui il ne faisait pas de doute, à la seule lecture de Vasari, qu'Andrea del Sarto était un homosexuel refoulé. C'est cette érudition, impeccable dans sa prudence, et l'ampleur du matériau historique mis en œuvre qui donnent à l'ouvrage de Margot et Rudolf Wittkower, Les Enfants de Saturne, leur véritable portée.

— François-René MARTIN

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Écrit par

  • : ancien pensionnaire à l'Institut national d'histoire de l'art, chargé de cours à l'École du Louvre

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