LES FAUSSES CONFIDENCES (P. de Marivaux) Fiche de lecture
Manigances et stratagèmes
Alors que Marivaux avait coutume de situer ses pièces dans un univers social qu'il se bornait à esquisser de quelques traits essentiels, il place l'action des Fausses Confidences dans une société aussi nettement dessinée que dans ses deux grands romans, Le Paysan parvenu (1735-1736) et La Vie de Marianne (1731-1741). L'hôtel particulier de Mme Argante, riche maison bourgeoise, se situe dans un Paris bien réel. Les personnages figurent les différents niveaux d'une échelle sociale nuancée. Tout en bas, Arlequin, serviteur qui ne maîtrise ni la langue ni les codes. Puis Dubois, valet génial, lié à son ancien maître par une affection paternelle ; Marton, qui, comme Dorante, appartient à une famille ruinée de petits robins ; et M. Rémy, l'oncle de Dorante, « procureur » (homme de loi) d'Araminte, qui parle d'égal à égal à Mme Argante, dont l'arrogance repose sur l'argent et sur les espérances qu'elle fonde pour le mariage de sa fille. Araminte, enfin, a « cinquante mille livres de rente ». Son veuvage l'a rendue tout à fait libre de ses choix. Sa fortune est établie sur la richesse foncière, au même titre que celle du comte, assez proche de la cour et du roi pour être « en passe d'aller à tout », c'est-à-dire devenir ministre. Arlequin mis à part, tous les personnages sont pris dans une dynamique d'ascension sociale plus ou moins ambitieuse dans laquelle le mariage, et les alliances qu'il implique, joue un rôle déterminant.
Rien de plus subtil, de ce point de vue, que la « négociation » amoureuse de Dorante et d'Araminte. Tout devrait les séparer : non seulement la différence de fortune, mais aussi la différence de condition entre une dame et son intendant, qui rend leur amour proprement scandaleux aux yeux d'un spectateur du xviiie siècle. Mais les positions sociales réelles de l'un et de l'autre font l'objet d'un processus de réévaluation imaginaire et symbolique qui leur permet de se rapprocher. Dorante se présente comme supérieur à sa condition. Il met en scène son désintéressement : il « sacrifie » à l'amour un projet de mariage imaginaire qui lui rapporterait une somme coquette. Il prend la pose courtoise du chevalier qui accepte tout de la dame de ses pensées et accrédite l'image d'un amour fou. Araminte accepte de le hisser à elle d'autant plus volontiers que le comte a cru bon de « négocier » son mariage et ne montre sa générosité nobiliaire que lorsque tout est déjà perdu pour lui. L'atmosphère romanesque créée par Dubois et Dorante est ainsi utilisée, cyniquement peut-être, au profit de l'ascension sociale du jeune homme. Comme dans ses romans, Marivaux nous présente l'image optimiste d'une société certes fortement hiérarchisée, mais dont les clivages sont perméables à l'énergie ambitieuse des individus.
L'écriture dramatique de la pièce se caractérise par la combinaison de scènes de régie, où Dubois et Dorante préparent et commentent leurs manœuvres sous les yeux des spectateurs, et de scènes d'action, dans lesquelles se réalise l'entreprise de séduction d'Araminte. Dubois dirige les sentiments de la jeune femme dans quelques scènes de « fausses confidences », qui ne sont mensongères que parce que la parole confidente présuppose le secret et la sincérité, alors que tout est artifice concerté dans ses révélations. Araminte se laisse toucher par le roman d'amour dont elle est l'héroïne et que les deux complices composent à son intention. Les péripéties, créées par des actions aussi indirectes que des coups au billard, enferment peu à peu la jeune femme dans des dilemmes dont elle ne pourrait se dégager qu'en renvoyant Dorante. Elle se trouve contrainte, alors même qu'elle croit ne rien décider, de faire des choix dont elle ne mesure pas consciemment la[...]
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Écrit par
- Pierre FRANTZ : professeur à l'université de Paris-IV-Sorbonne
Classification
Média