Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

LES FORMES DU VISIBLE (P. Descola) Fiche de lecture

Pour une grammaire des formes

L’enquête de Philippe Descola a porté sur les façons dont les chaînes d’actions qui composent les images varient en fonction de modes d’identification observables dans d’autres pratiques reliant des humains et des non-humains. Alors que l’histoire de l’art classe souvent les images à travers un progrès des techniques de figuration ou en fonction d’universaux comme la relation avec les morts, Les Formes du visible reprend les quatre schèmes ontologiques étudiés dans Par-delà nature et culture pour décrire « la doublure d’invisible propre à chaque mode d’identification ».

La première forme décrite est celle des sociétés dites « animistes » au sens où elles attribuent une intériorité aux non-humains pour expliquer les surprises dans la perception de l’environnement. Ainsi s’éclairent les masques d’Alaska ou d’Amazonie qui représentent simultanément un visage humain et un corps d’oiseau, de poisson ou de renard. Cette métamorphose fait sens pour des sociétés de chasseurs qui doivent prendre le point de vue de l’animal pour l’attraper et qui doivent s‘en distinguer pour se nourrir. Dans ces formes de « camouflage ontologique », il ne s’agit pas d’imiter un objet naturel, mais de revêtir une apparence « culturelle » qu’une espèce animale emploie pour se faire reconnaître.

Peinture Kunwinjku représentant un kangourou - crédits : Thierry Ollivier/ Michel Urtado/ musée du quai Branly - Jacques Chirac/ RMN-Grand Palais

Peinture Kunwinjku représentant un kangourou

Le totémisme, lui, repose plutôt sur la référence à un prototype dont les traces sont repérées sur un territoire et dont les propriétés sont distribuées à l’ensemble des humains qui en descendent. Trois formules sont distinguées par Descola pour cette forme de figuration : celle des Yolngu de la terre d’Arnhem, au nord de l’Australie, qui représente « un ordre spatio-temporel et classificatoire en train de s’actualiser dans un événement », celle des Kunwinjku, dans la même région, qui en montre le principe dans le corps du prototype selon des peintures dites en « rayons X » et celle des Warlpiri du désert central qui en montre les effets dans le corps des descendants.

L’analogisme, au lieu de rattacher les êtres à un prototype, les laisse proliférer pour établir entre eux des correspondances. C’est le principe de la chimère, qui assemble des entités apparemment contradictoires dans un même organisme, du cosmogramme, qui « réduit la complexité du monde à la disposition schématique des axes qui le structurent », ou de la fractale, qui enchâsse le même motif à des échelles différentes. Descola repère ces principes autant dans les enluminures médiévales que dans les massues des îles Marquises, les peintures huichols du Mexique ou les plans de villages africains. Les images analogistes visent non pas l’imitation d’un modèle extérieur, mais « l’englobement mutuel [qui] brouille la frontière entre l’intérieur et l’extérieur ».

Au terme de ce parcours, les images naturalistes apparaissent comme une petite province de l’histoire de l’art, marquée par l’invention improbable de la perspective et du portrait comme façons de se tenir « face au monde ». Philippe Descola rappelle que la perspective naît en même temps en Italie comme une forme géométrique et en Flandre comme une attention aux détails du quotidien. Il retrouve le réalisme de Robert Campin et Jan Van Eyck dans les peintures non figuratives de Piet Mondrian qui représentent « l’expérience même du regard qui constitue un tel aperçu ».

Cet ouvrage suscitera la discussion par son ambition théorique et son ampleur documentaire. De nouvelles hypothèses de recherche apparaissent au croisement entre les modes d’identification : les œuvres de la côte nord-ouest de l’Amérique du Nord sont des hybrides d’animisme et de totémisme, les artistes contemporains comme Jackson Pollock et Joseph Beuys hybrident l’animisme et l’analogisme. Des discussions émergent également avec les archéologues de la préhistoire ou[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : directeur de recherche CNRS, membre du Laboratoire d'anthropologie sociale

Classification

Média

Peinture Kunwinjku représentant un kangourou - crédits : Thierry Ollivier/ Michel Urtado/ musée du quai Branly - Jacques Chirac/ RMN-Grand Palais

Peinture Kunwinjku représentant un kangourou