LES FOURBERIES DE SCAPIN, Molière Fiche de lecture
Le fourbe, ou le théâtre incarné
Très vite, pourtant, on s'aperçoit que différents éléments viennent pervertir cette exemplarité canonique. Contre l'image simpliste d'un valet sans profondeur, propre à illustrer le pendant français de l'Arlequin de la commedia dell'arte, on voit s'élaborer l'image d'un héros mauvais garçon, brigand intelligent à la fois bouffon et sombre, qui se met au centre d'une intrigue qu'il détourne à son profit et qu'il rend, grâce à ses fourberies et à ses discours, intéressante pour le spectateur. Scapin ne sert donc à rien pour cette intrigue, sinon à illustrer sa propre satisfaction. De plus, il révèle ce qui ne doit être dit et lutte contre ce qui ne doit pas être fait. C'est lui qui fait le tableau de la justice (un « enfer ») menée par des juges subornés, « par des gens dévots, ou par des femmes qu'ils aimeront »... C'est lui encore qui se bat contre « l'imposture », pour la punir, lors de la scène du sac. Car cette scène, loin d'être gratuite, est la mise en scène d'une vengeance publique et légitime : Géronte a trahi Scapin en faisant croire à son fils que le valet a tout révélé de son mariage. Il faut donc qu'il paie ! Scapin, allégorie du théâtre, combat l'imposture au nom de l'honneur, à coups de bâton de théâtre. Comme si Molière corrigeait ici tout ce que cette damnée imposture lui avait faire endurer au cours de sa carrière. Cependant, la scène finit mal pour Scapin, puisqu'il est découvert par Géronte qui, littéralement, relève la tête. Le théâtre, qui est hyperbole, se montre se vengeant, en dit trop, et c'est bien là le défaut de sa cuirasse.
Mais il est un autre problème posé par cette pièce, plus dangereux encore : dans les toutes dernières scènes, alors que les jeunes gens et les pères sont déjà réconciliés, Scapin, qui a reçu « sur la tête un marteau de tailleur de pierre, qui lui a brisé l'os et découvert la cervelle », réapparaît, geignant, un bandeau sanglant au front. Et il déclare, dans cet « étrange état », qu'il n'a pas « voulu mourir sans venir demander pardon à toutes les personnes [qu'il a pu ] avoir offensées ». On serait tenté de répondre « Amen », tant l'allusion au Notre Père est évidente. Ainsi, Scapin « meurt » comme Cyrano de Bergerac, son grand frère en libertinage. Mais auparavant, il lui faut ridiculiser Géronte, une fois encore, par un chantage à la charité chrétienne. Si Argante pardonne tout de suite les manigances du valet, Géronte, lui, n'accepte qu'à la condition qu'on fasse le silence sur ses propres fautes : « Mais je te pardonne à la charge que tu mourras. » Scapin vient in extremis prouver sur scène que le théâtre dévoile le mauvais aspect de la charité chrétienne dévoyée, qui est l'intérêt, tout cela en blasphémant le Notre Père, en jouant la comédie, en ridiculisant la confession et l'extrême-onction, avant d'ailleurs de s'approcher de la sainte table... « Et moi, qu'on me porte au bout de la table, en attendant que je meure ! » De là à ridiculiser aussi la communion en déplaçant le sens d'une institution dramaturgique (le banquet de mariage qui clôt la comédie), il n'y a qu'un pas. Cette fois, la sainte table s'est bel et bien transformée en banquet destiné, comme le dit Argante, « à mieux goûter notre plaisir ». Un banquet matériel, divertissant, sans sacré et sans péché, où, naturellement, Scapin aura la place de choix, « au bout de la table ». Le théâtre, en définitive, se joue des fausses vérités et triomphe de ses ennemis. Il revendique aussi sa place à la table de l'humanité.
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Écrit par
- Christian BIET : professeur d'histoire et d'esthétique du théâtre à l'université de Paris-X-Nanterre
Classification
Média
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