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LES FRAISES SAUVAGES, film de Ingmar Bergman

Un film de confession, de méditation et d'angoisse

Paradoxalement, ce film qui a parachevé l'image de Bergman comme auteur n'est pas de ceux qui imposent un style particulièrement inventif. Le scénario est bourré de personnages et d'événements, un peu comme s'il s'agissait d'un premier film. Les allers et retours entre le voyage-prétexte, les souvenirs et les rêveries du vieil homme, les rencontres avec des situations qui font écho à la sienne, ont parfois été jugés un peu artificiels. Quant aux scènes de rêve, elles sont chargées de symboles : l'horloge sans aiguilles, l'homme sans visage, le cadavre qui se dresse et s'avère le double du héros ; le noir et blanc contrasté, splendidement expressif, ne parvient pas à les rendre vraiment oniriques. Les parallèles entre la situation dans la voiture et les rencontres du passé sont insistants (la Sara vivante est prise entre deux prétendants, comme la Sara du passé ; le couple qui se déchire renvoie Isak à ses malheurs conjugaux). Au total, on a le sentiment d'une longue démonstration, qui se clôt d'ailleurs agréablement, sur une réconciliation du vieillard avec son passé, avec ses proches et avec lui-même, mais dans laquelle le cinéaste s'est engagé trop personnellement pour pouvoir être léger.

Les Fraises sauvages demeure un moment important de l'œuvre du maître suédois. D'abord, par ce caractère direct de la confession autobiographique. Quoique à peine parvenu « au milieu du chemin de la vie », Bergman s'identifie clairement à son vieux héros (dont le nom a les mêmes initiales que le sien), dans un geste mélancolique de retour sur le passé comme réserve de souvenirs heureux – les fraises des bois, que l'on trouvait déjà dans Jeux d'été (Sommarlek, 1951) – ou grinçants – la jeune Sara qui lui préfère un garçon moins torturé et plus entreprenant, sa femme qui le trompe de manière éhontée. Cette veine autobiographique était déjà présente dans bien des détails des films antérieurs, mais elle est ici haussée au rang de principe moteur du film, et ne disparaîtra plus jamais, jusqu'à culminer dans le plus heureux Fanny et Alexandre (Fanny och Alexander, 1982). Ensuite, par l'intégration, elle aussi plus poussée que dans La Prison (Fängelse, 1949) ou Rêves de femmes (Kvinnodröm, 1955), du fantastique dans le réalisme. Le rêve est donné comme irréel, mais lorsque Borg, rendant visite à sa mère durant son voyage, retrouve chez elle la montre de son père qui n'a plus d'aiguilles, l'irréel entre en force dans le présent. De cette porosité du naturel et du fantastique, très sensible également dans les scènes avec la mort dans Le Septième Sceau, Bergman se souviendra dans toute son œuvre à venir.

Le rôle du professeur a été confié à Victor Sjöström, acteur et réalisateur de cinéma muet, dont Bergman a toujours dit qu'il était sa plus grande inspiration. Par ce biais avoué, par le choix d'un style archaïsant pour les séquences de rêve, par le thème nostalgique du récit, Bergman nous donne la meilleure clef pour apprécier ce film : c'est son adieu à une certaine cinéphilie, et son entrée dans une période plus mûre, où il pourra inventer sans avoir de comptes à rendre au passé – ni au sien, ni à celui du cinéma.

— Jacques AUMONT

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle, directeur d'études, École des hautes études en sciences sociales

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