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LES FRÈRES KARAMAZOV, Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski Fiche de lecture

L'impact philosophique

Le père, au-delà du sens premier et de l'interprétation freudienne du géniteur rival de sa progéniture, acquiert dans le roman une autre dimension : il est le maître, le tsar et Dieu qu'il faut renverser. Les Frères Karamazov sont la métaphore de la suprême rébellion contre Dieu. Le romancier a beau allumer des contre-feux : le sacrifice d'un fils, le petit Ilioucha, qui meurt – à l'instar d'un témoin du Christ – pour défendre l'honneur de son père humilié, ou encore l'hagiographie du starets Zossime dans laquelle est pourtant réfutée indirectement, point par point, la théorie d'Ivan, ces contreparties restent mal perçues. Le noyau dur, retenu par tous les commentateurs, surtout les philosophes (V. Soloviev, V. Rozanov, le père S. Boulgakov, N. Berdiaev, S. Frank, et chez nous, A. Camus), demeure la contestation « irréfutable » d'Ivan exprimée dans les chapitres « La Révolte » et « Le Grand Inquisiteur ». Ivan, « l'athée qui souffre de ne plus croire », y oppose courageusement l'insupportable liberté apportée par le Christ à l'inadmissible silence de Dieu face aux larmes d'un petit enfant martyrisé sur lesquelles il refuse de bâtir « l'harmonie universelle ». Aussi prône-t-il l'utopie prométhéenne, celle du « Grand Inquisiteur », l'ex-serviteur qui balaie son Dieu, le renvoie, usurpe sa place et, au nom d'un amour ardent, organise le bonheur de l'humanité malgré elle, en l'infantilisant et en l'asservissant. Dostoïevski – ses lettres le prouvent – visait tout à la fois le catholicisme et le socialisme, fils congénitaux selon lui de l'Idée romaine du césarisme. Mais le visionnaire n'a-t-il pas aussi prophétisé là les utopies mortifères, les totalitarismes du xxe siècle, le fascisme et le communisme, et aujourd'hui, les intégrismes qui montent ? La plaie éternelle est l'alternative entre l'amour de l'humanité et celui de l'homme. Qui aime trop l'humanité comme entité – c'est le cas d'Ivan – oublie la personne humaine et lui dénie sa liberté ontologique qui s'exprime par la « largeur », cet espace intérieur suprarationnel curieusement appelé aussi « le mystère de la beauté » « où les rives se rejoignent et les contraires coexistent » et qui n'est autre que « le cœur de l'homme où s'affrontent Dieu et le diable ». Dans Les Frères Karamazov, le penseur réinstalle le Christ au centre de la liberté humaine mais redoute qu'il n'en soit expulsé et qu'elle ne meure. Tel est le paradoxe du message.

Les Frères Karamazov, malgré la sursaturation des idées, demeurent un vrai roman, et l'aboutissement de l'art singulier de Dostoïevski. On en perçoit plus fortement la nature : les structures répétitives, les motifs récurrents, la composition en résille où chaque élément, si minime soit-il, reflète les dominantes « comme la goutte d'eau le soleil ». Un seul exemple : lorsque Ivan clôt son poème par le baiser silencieux du Christ au Grand Inquisiteur, Aliocha embrasse son frère qui crie au plagiat. L'innovation, dans cet ultime roman, est la distribution trinitaire : trois frères comme dans les contes ; trois longues confessions ; trois rêves cathartiques à la croisée des chemins, chefs-d'œuvre du romancier : le songe lumineux des noces de Cana pour Aliocha, la vision en noir et blanc de la Russie souffrante incarnée par « le petiot » sur fond de village incendié pour Dmitri, l'hallucination faustienne, délire ou réalité, où Ivan dialogue avec le diable. Enfin, trois destins : l'aîné part au bagne, le cadet sombre dans la folie, le benjamin quitte son monastère pour s'accomplir (un second roman devait dire comment). La scansion[...]

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Écrit par

  • : professeur émérite à l'université de Paris-IV Sorbonne

Classification

Média

Dostoïevski - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Dostoïevski

Autres références

  • DOSTOÏEVSKI FIODOR MIKHAÏLOVITCH (1821-1881)

    • Écrit par et
    • 5 000 mots
    • 1 média
    Les Frères Karamazov (1879-1880) pourrait résumer l'œuvre de l’écrivain : un roman policier, quatre fils en face du père, l'opposition des vertus populaires à l'égarement rationaliste, la discussion des grands problèmes métaphysiques, la recherche – une fois de plus – du chrétien russe idéal....