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LES FRÈRES SISTERS (J. Audiard)

Après Dheepan, palme d’Or au Festival de Cannes 2015, Les Frères Sisters opère un nouveau changement de territoire cinématographique, le plus radical jusqu’ici dans la filmographie de Jacques Audiard : un retour au western, après son genre de prédilection qu’est le film noir, et avec des acteurs et actrices uniquement anglo-saxons. Le cinéaste n’est jamais aussi brillant et impressionnant que lorsqu’il tord le réel au profit du romanesque. L’adaptation du roman de Patrick deWitt, suggérée à Audiard par John C. Reilly en 2012, lui a permis de s’emparer de cette « mythologie » cinéphilique pour imposer sa propre lecture du genre à travers ce film qui se déroule vers 1850 en Oregon et en Californie.

Une quête fabuleuse de l’or

Le scénario reprend une intrigue archétypale du western : deux frères tueurs à gages, Eli (John C. Reilly) et Charlie (Joaquin Phoenix) à la solde d’un puissant homme d’affaires, le Commodore (Rutger Hauer), pourchassent un chercheur d’or, Herman Kermit Warm (Riz Ahmed), détenteur d’une formule miracle qui lui permet d’identifier la présence du précieux métal. Jack Morris (Jake Gyllenhaal), complice des frères Sisters, se lie d’amitié avec Warm et devient son associé avant que Charlie et Eli ne les rejoignent…

Le style de la réalisation évoque les couleurs lyriques des chefs-d’œuvre d’Anthony Mann (L’Appât, 1953 ; L’Homme de la plaine, 1955) et de Delmer Daves (L’Homme de nulle part, 1956), l’ironie altmanienne de John McCabe (1971), l’absurdité des duels, marque de fabrique de Quentin Tarantino (Django Unchained, 2012 ; Les Huit Salopards, 2015). Mais elle emprunte aussi à une vision plus souterraine du genre, liée à l’onirisme de La Nuit du chasseur de Charles Laughton et à la littérature picaresque de Mark Twain. Le très beau dénouement qui voit le retour dans le giron maternel cite, sous les traits de l’actrice Carol Kane, l’inoubliable personnage de Lillian Gish dans l’unique film de Laughton. Ce retour en enfance conclut l’odyssée des deux frères dont les expressions se limitent le plus souvent à celles de garçons de douze ans. Leur décalage rejoint le point de vue développé par le créateur de Huckleberry Finn, dont le regard juvénile révèle la critique sociale du monde adulte.

Le premier plan du film dans les ténèbres d’une plaine, avant que des coups de feu ne zèbrent la nuit, met en place la possibilité d’un partage des rêves, parfois cauchemardesques, entre les deux frères, autrefois parricides. Le détachement qu’ils expriment en perpétrant leurs meurtres est contrebalancé par les sentiments qu’ils éprouvent l’un pour l’autre. Eli, l’aîné, manifeste bien une envie d’émancipation en s’inventant, avec la caresse d’une étole, une fiancée imaginaire. Charlie, qui a surtout peur d’être abandonné, se moque de lui, avance les liens du sang qui les unit, jalouse cette promise toute virtuelle.

À l’opposé de ce couple, on voit se former celui de Morris et Warm, beaucoup plus policé, instruit, en un mot plus civilisé que les Sisters. L’entente entre ces deux hommes repose sur le projet de fonder un phalanstère qui serait financé au moyen de l’or recherché, comme le voudrait Warm. Morris acquiesce à cette utopie, trop éduqué pour continuer à jouer les cowboys barbares.

La distance entre les deux couples apparaît dans une savoureuse scène où l’on voit Eli se délecter de se brosser les dents, ce qu’il fait depuis peu, tandis que Morris effectue visiblement ce geste depuis des lustres. Le film est ainsi parsemé d’indications sur les soins et l’hygiène de l’époque, entre une chasse d’eau d’un palace de San Francisco, équipement qu’Eli découvre, et la radicalité d’une médecine où l’on soigne les brûlures de l’acide par l’amputation.

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Écrit par

  • : critique de cinéma, membre du comité de rédaction de la revue Positif

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