LES GÉANTS DE LA MONTAGNE (mise en scène S. Braunschweig)
« Les Géants de la montagne sont le triomphe de l’Imagination ! Le triomphe de la Poésie, mais en même temps la tragédie de la Poésie dans la brutalité de notre monde moderne. » C’est en ces termes que Pirandello présentait son drame dans une lettre adressée à la comédienne Marta Abba. Ce devait être son grand œuvre, « une véritable fête pour l’esprit et pour les yeux », un hymne aux pouvoirs de l’imagination.
Le voyage des comédiens
Il a travaillé huit ans sur cette pièce. Sa mort, à Rome, le 10 décembre 1936, l’a empêché de la terminer. Cependant, au cours de sa dernière nuit, il en rêvait encore. Au matin, il avait raconté à son fils le dernier acte qu’il avait imaginé et que celui-ci tentera par la suite de reconstituer : la rencontre des Géants et de la comtesse Ilse, décidée à faire découvrir à ce peuple barbare L’Enfant échangé, le chef-d’œuvre d’un poète disparu dont elle fut l’égérie. Elle arrivait de la maison de Cotrone, un magicien misanthrope, où elle avait échoué, après une longue errance accompagnée de sa troupe de comédiens. Maître d’un domaine aux allures d’utopie, entouré de marginaux, « poissards » comme lui en rupture du monde, cet hôte étrange, qui ne croyait qu’en « la vérité des rêves, plus vraie que nous-mêmes », lui avait déconseillé de tenter cette aventure, lui proposant au contraire de créer L’Enfant échangé chez lui, devant ses amis. La comtesse ne l’avait pas écouté, arguant de la nécessité, pour l’artiste et le poète, de s’adresser à la foule, d’ouvrir le public inculte à la culture. Elle le paiera de sa vie.
C’est avec cette pièce testamentaire, augmentée par ses soins de quelques séquences de L’Enfant échangé, que Stéphane Braunschweig revient à Pirandello après s’y être confronté par deux fois, en 2005 (Vêtir ceux qui sont nus) et en 2012 (Six personnages en quête d’auteur). Soucieux d’en faire résonner la langue jusque dans ses plus fines nuances, il se montre toujours aussi rigoureux dans sa façon d’en aborder une problématique qu’il fait sienne. C’est ainsi qu’il reprend à son compte les interrogations de l’écrivain sur le théâtre et le réel, l'illusion plus forte que la vraie vie, les rapports entre la poésie et le monde, le poète et la société. Et, surtout, sur le rôle de l’art et de l’artiste, y compris dans notre xxie siècle.
Certes, l’heure n’est plus au fascisme triomphant, en quête de l’Uomonuovo. Cependant, dans un univers dominé par l’économie, l’exigence de rentabilité et le libéralisme à outrance, comment ne pas faire le lien avec un présent où la valeur de l’art, vidé de toute fonction d’élévation et de réflexion, ne se mesure plus qu’à l’aune du marché ? Avec cette conséquence que la culture, sous l’impulsion de la force brutale des Géants d’aujourd’hui, architectes d’un nouvel ordre mondialisé, n’a plus d’autre fonction que de distraire l’homme-masse. Dans le programme de la pièce, Stéphane Braunschweig précise : « Aujourd’hui comme hier, les Géants sont ceux qui refusent l’art et la pensée, soit qu’ils n’en voient pas l’intérêt, soit qu’ils en perçoivent au contraire le danger. Ils trustent la bourse et les grands médias. Ils sont partout. Leur idéologie domine le monde ».
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Écrit par
- Didier MÉREUZE
: journaliste, responsable de la rubrique théâtrale à
La Croix
Classification
Média