LES GRAMMAIRES DE L'INTELLIGENCE (J.-M. Ferry) Fiche de lecture
La « philosophie de la communication », dont Jean-Marc Ferry avait esquissé les linéaments en 1991, en publiant Les Puissances de l'expérience, suivi en 1994 des deux volumes de la Philosophie de la communication, s'enrichit, dix ans plus tard, d'une importante étude portant sur Les Grammaires de l'intelligence (Éditions du Cerf, 2004). La thèse fondamentale de la préséance ontologique du monde de la communication sur le monde de la représentation est loin d'avoir épuisé sa fécondité.
La première partie de l'ouvrage analyse les deux grammaires infralinguistiques présupposées dans la genèse du langage humain : grammaireiconique de l'association des images, grammaire indiciaire qui se présente d’abord comme la compétence de reconstituer des scènes à partir de traces. La seconde partie établit la spécificité du discours humain et ce qui en lui relève de la grammaire syntaxique, reposant sur la différenciation verbale suivant les temps, les personnes, les modes et les voix, et de la grammaire discursive, capable de distinguer les ordres de la validité : exactitude des constatations, justesse des recommandations, sincérité des déclarations, vérité des affirmations. Sans cette distinction, l'idée d'une intelligence critique ne serait qu'un vain mot.
J.-M. Ferry renoue ici avec les problèmes étudiés naguère par Ernst Cassirer dans sa Philosophie des formes symboliques (1923-1929) et par le phénoménologue Georg Misch, dans sa tentative, restée malheureusement confidentielle, de fonder la logique sur la vie, en distinguant « monde expressif » (Ausdruckswelt) et « monde parlé » (Wortwelt). Ce qui rapproche l'ouvrage de ces grands précurseurs, c'est la méfiance envers un certain absolutisme du langage, selon lequel les limites de la langue se confondraient avec celles de notre univers. Le royaume de l'intelligible, explique J.-M. Ferry, outrepasse celui du dicible. Il se confond avec celui du signifiable, dont la forme la plus élémentaire est le signal : « Rien, dans l'ordre de la pensée, ne saurait être signifié, qui n'aura pu être signalé. ». Il n'existe pas de plus court chemin pour cerner le propre du logos humain que celui qui passe par les constellations iconiques et les configurations indiciaires.
Loin de réserver l'intelligence aux humains, cette approche permet de mieux comprendre ce qui relie intimement le monde humain au monde animal et, par le fait même, de déterminer la spécificité du rapport humain au monde. Concluant la partie de l'ouvrage consacrée à l'espace du langage humain, le diagramme récapitulatif, dont les quatre axes fondamentaux sont constitués par l'axe référentiel de l'identification de l'objet, l'axe syntaxique du repérage grammatical, l'axe autoréférentiel de la thématisation du sens et l'axe pragmatique de l'adresse communicationnelle, apporte une réponse nouvelle à la célèbre question de Kant : « Que veut dire : s'orienter dans la pensée ? ».
La troisième grammaire (syntaxique) n'atteste pas seulement la supériorité du symbole sur l'icône et l'indice, qu'il dépasse tout en les intégrant. Emboîtant le pas à la sémiotique de Charles Sanders Peirce et aux thèses de Gustave Guillaume relatives à la « chronogenèse verbale », J.-M. Ferry met en évidence les puissances du verbe, qu'illustrent les temps grammaticaux, les pronoms et les modes grammaticaux. Cette « grammaire verbale […] libère la différence entre les ordres de ce qui est, de ce qui doit être, et de ce que l'on éprouve par rapport à ce qui est ou doit être ».
L'ultime tâche est d'élucider les structures fondamentales d'une « grammaire de l'être-libre », propre au sujet qui allègue de pures raisons d'agir. La critique du paradigme linguistique[...]
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Écrit par
- Jean GREISCH : docteur en philosophie, professeur émérite de la faculté de philosophie de l'Institut catholique de Paris, titulaire de la chaire "Romano Guardini" à l'université Humboldt de Berlin (2009-2012)