LES HERBES SÈCHES (N. B. Ceylan)
L’impossible engagement
Les Herbes sèches pourrait former une trilogie avec Kasaba(1997), premier long-métrage de l’auteur, et Le Poirier sauvage (2018), son avant-dernier opus. Si la thématique apparente est à chaque fois l’enseignement, chacun de ces films s’attache à piéger les caractères égocentriques des personnages centraux (respectivement un vieux chef de famille, un jeune garçon, Sinan, écrivain raté, et Samet). Kasaba commence dans une salle de classe où un instituteur s’en prend un peu gratuitement à une élève. Dans Les Herbes sèches, on voit Samet arriver au village, éventuel contrechamp au départ de Sinan à la fin du Poirier sauvage, dans lequel le fils de l’instituteur gérait mal ses aspirations d’écrivain manqué, avant de partir pour enseigner.
Samet est aussi photographe. Il tire des clichés des habitants du village et fait de ce coin d’Anatolie un « protagoniste » central de ce film. Les plans des extérieurs neigeux participent à l’élaboration plastique de l’œuvre, offrant une sorte de suspension du récit qui permet aux spectateurs de mieux se familiariser avec les étapes conflictuelles de l’intrigue, mêlant attirance sexuelle et intellectuelle des personnages, le tout mâtiné de ressentiment. De fait, l’incompréhension mutuelle est le véritable sujet des Herbes sèches, doublé d’une réflexion sur l’engagement personnel de chacun dans la société.
Le film de Nuri Bilge Ceylan brosse ainsi le portrait, sans concession, d’un individu certes cultivé, mais incapable de communiquer avec son entourage, comme le montre une scène clé du film. À l’opposé de ce qu’on voit dans Kasaba, LePoirier sauvage et dans d’autres longs-métrages de Ceylan, Samet est seul. Il n’a pas de fils, de cousin ou de père à qui se confier et qui pourrait adoucir son acrimonie. Le métier qu’il a dû aimer, l’enseignement, ne lui permet plus de trouver son équilibre. Le village perdu qu’il habite lui devient insupportable, et la fin du film montre Samet sur le départ.
Regorgeant de tensions diverses qui ne seront jamais résolues, les créations de Nuri Bilge Ceylan s’attachent à décrire une tranche de vie plutôt qu’à élaborer une fiction avec ses rebondissements et son dénouement. Pour montrer qu’il n’y aura pas de relation durable entre Samet et Nuray, Ceylan décide, au moment critique, de révéler les coulisses du film : une porte s’ouvre, le « héros » en franchit le seuil et on voit alors l’équipe de tournage en plein travail. Cette séquence, qui brise la tension entre les deux amants, ne constitue pas pour autant un procédé qui reviendrait tout au long du film. Qu’il emprunte, parfois, au cinéma des autres ou aux œuvres antérieures du réalisateur, Les Herbes sèches demeure profondément original par son portrait « cubiste » d’un clerc de la pensée refusant d’assumer les engagements sociaux qui feraient de lui un véritable intellectuel, plutôt qu’un homme non réconcilié avec le monde.
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Écrit par
- Raphaël BASSAN : critique et historien de cinéma
Classification
Média