LES HEURES HEUREUSES (P. Quignard) Fiche de lecture
Né en 1948 à Verneuil-sur-Avre, Pascal Quignard est un auteur dont l’œuvre excède toute classification. Publié en 2023, Les Heures heureuses (Albin Michel)constitue le douzième tome du Dernier Royaume, immense pays d’écriture où l’écrivain s’affranchit de toutes les frontières littéraires. Le premier tome, Les Ombres errantes, a inauguré en 2002 la partition aléatoire de cet univers en expansion. Dans ce puzzle inachevable, l’auteur érudit mêle les genres, entre-tisse les fragments et joue des contrastes, oscillant entre Les Paradisiaques (tome IV) et Sordidissimes (tome V), dérivant sur La Barque silencieuse (tome VI) de la langue, depuis la retraite de sa Vie secrète (tome VIII), jusqu’aux rives des Heures heureuses.
Un art de la mémoire
Après L’Homme aux trois lettres (tome XI, 2020), ce douzième tomerecueille, en cinquante chapitres, des variations sur le thème des bonnes heures : « À l’intérieur de l’énigme de chaque vie, chacun devient alors l’indice d’une chance, d’un heur qui est comme tombé du ciel. J’ai eu l’heur de vivre. Bon heur : bonne pioche. Mal heur : mal chance […] » Le titre de ce volume fait notamment écho au vers de Baudelaire dans « Le balcon » : « Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses ». Car c’est bien d’un art de la mémoire qu’il s’agit ici. Remontant jusque dans l’enfance la plus reculée, Pascal Quignard l’auteur reprise son « livre d’heures » déchiré, en réagençant l’arborescence subtile de ses morceaux. Ces heuressont celles d’une communion païenne, savourées dans « la rotation féconde ou fertile du temps » et dans des lieux aimés ; elles sont celles de l’amour, « merveilles » partagées avec des êtres chers et vécues loin de l’accélération postmoderne ; elles sont aussi des moments de stupéfaction, d’hébétude, d’ivresse, de bonheur jusqu’aux larmes. Détachées de la chronique historique, sociale, familiale ou autobiographique, elles viennent ressusciter un « bon heur de vivre » dans l’énigme du « dernier royaume » qu’offre cette vie terrestre.
Ce livre d’« horaison » est tissé de fragments recousus en chapitres d’une à six pages dont les éléments s’imbriquent, parfois de façon incongrue, dans la magie de l’écriture analogique. Les titres des cinquante chapitres jouent soit sur un indice sémantique (« Hôrai »), thématique (« Tempe du temps ») ou formel (« Poèmes »), soit sur un sujet d’ensemble (« Les dates et les heures », « L’eau », « La maison perdue »), et toujours traités dans une dérive qui surprend le lecteur : l’art de la digression naît ici d’une étymologie fantaisiste, d’un jeu de sonorités, d’une association d’idées, d’une correspondance secrète. Comme dans un puzzle en construction, la page aérée laisse dialoguer les anecdotes historiques, les fragments autobiographiques, les commentaires philosophiques, les morceaux d’essai et de fiction littéraire, les notes poétiques, les remarques linguistiques, les listes anaphoriques, la sentence ou l’aphorisme. Au fil du recueil, la langue riche et épurée, grave et lumineuse, laisse d’épanouir, en alternant récit et discours, le deuil de l’unité perdue.
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Yves LECLAIR : professeur agrégé, docteur en littérature française, écrivain
Classification