LES LIEUX DE MÉMOIRE (dir. P. Nora)
L'élégante collection Quarto des éditions Gallimard accueillait en 1997 Les Lieux de mémoire, en trois volumes et plus de 4 700 pages : l'ouvrage dirigé par Pierre Nora, initialement publié dans la Bibliothèque illustrée des histoires, chez le même éditeur, conserve sa dimension monumentale. Cette réédition lui permet de toucher un plus large public. L'aventure s'est étendue sur plus d'une décennie, depuis la genèse du projet à la fin des années 1970 jusqu'à la publication des sept volumes de la première édition, entre 1984 et 1992. Des « Trois Couleurs » au « Génie de la langue française », cent trente articles rédigés par une centaine d'auteurs souvent prestigieux – historiens de sensibilités très diverses, de Georges Duby à Raoul Girardet, d'Alain Boureau à Jean Tulard, mais aussi géographes ou spécialistes de l'art et de la littérature – s'efforcent de « cartographier notre propre géographie mentale ».
Labyrinthe ou cathédrale, « évangile du citoyen » ou « collage surréaliste » (Régis Debray), la table des matières suggère plusieurs registres de lecture. Les Lieux de mémoire sont chargés d'une certaine « étrangeté poétique » (Philippe Levillain), invitation à la lecture vagabonde. Certaines contributions sont devenues des synthèses de référence (celle de Jacques Le Goff sur Reims, ville du sacre, celle de Marcel Gauchet sur la droite et la gauche), et rendent possible un usage encyclopédique. Toutefois, inventaire d'une mythologie nationale, le livre souhaite d'abord s'ouvrir à un parcours articulé et cohérent.
« Unité significative, d'ordre matériel ou idéel, dont la volonté des hommes ou le travail du temps a fait un élément symbolique d'une quelconque communauté » : la définition du lieu de mémoire figure au Grand Robert depuis 1993. Cette entrée dans le domaine public donne la mesure du succès, ambigu parfois, d'une entreprise aujourd'hui traduite, adaptée, voire plagiée. Succès de son titre au premier chef. Ce sont les pages autrefois consacrées par Frances Yates à la tradition de l'éloquence et de la rhétorique antiques qui ont inspiré Pierre Nora : Quintilien et Cicéron usaient de l'expression loci memoriae pour évoquer la technique de mémorisation associant une idée à un lieu.
Il y a bien en ces volumes un esprit des lieux, doublement caractérisé. Le lieu de mémoire possède d'une part une signification symbolique. Son exploration suppose d'autre part une approche par le présent et la pratique d'une histoire de l'histoire. Loin, donc, de l'« idole des origines » fustigée par Marc Bloch, l'historicisation du symbole permet d'appréhender son ambivalence. Il s'agit, par des études de cas, d'élucider le processus très complexe qui conduit à l'élaboration de la mémoire d'une identité collective. Les « lieux » retenus sont par conséquent extrêmement divers : monuments (le Panthéon), figures (Descartes), institutions (le Collège de France), livres (les Lettres sur l'histoire de France d'Augustin Thierry), territoires (l'Alsace), catégories (le peuple), événements (l'exposition coloniale de 1931).
L'expression « lieu de mémoire », élastique, relève peut-être de la trouvaille plus que du concept. Sa souplesse permet de justifier avec subtilité les choix et les lacunes. Victime d'une exploitation abusive et réductrice, strictement patrimoniale et matérielle (à propos du Fouquet's ou de l'Hôtel du Nord par exemple), elle court aussi le risque d'une application hors de propos et systématisée : tout est prétexte au souvenir. Néanmoins, évoquer avec une certaine rigueur un lieu de mémoire consiste d'abord à choisir un angle d'observation qui permette de donner du sens à l'objet de l'enquête. La lecture de la table des matières[...]
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Écrit par
- Alain PROVOST : agrégé d'histoire
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