LES MARCHANDS (J. Pommerat)
Autodidacte, mais riche d'expériences qui l'ont mené de Chambéry à Paris, Joël Pommerat (né en 1963) s'est lancé, dans les années 1990, dans l'écriture et la mise en scène en fondant sa propre compagnie, Louis Brouillard. Discret, secret presque, soutenu par des amitiés fidèles (le Théâtre de Brétigny, scène conventionnée du Val-d'Orge ; le Théâtre Paris-Villette à Paris), il a su imposer au fil du temps un univers singulier, tissé d'ombres et de lumières, peuplé de vies qui se débattent dans la confusion des secrets qui resurgissent du plus profond de l'inconscient. En seize ans, il a écrit une quinzaine de pièces, qu'il a lui-même mises en scène. Chacune de ses histoires tient de la chronique et de la fable, transportant le spectateur de plain-pied dans un réel véhiculé aux confins du rêve ou du fantasme. Cependant, pour explorer les méandres des peurs et des désirs inavoués, son théâtre n'en est pas moins celui du concret, inscrit dans un présent en butte aux contingences et à la violence imposées par les rapports aux autres, à la famille, à la société.
La langue qu'utilise Pommerat est en apparence d'une simplicité extrême. Les tournures sont familières, les mots empruntent au quotidien. Mais derrière cette banalité se cachent tant de non-dits. « Mes histoires, explique-t-il, ne sont que des prétextes à révéler des instants, révéler de la présence, présence qui est tout à la fois mystère et concret ». Créée lors de l'édition 2006 du festival d'Avignon, avant d'être montrée au Théâtre Paris-Villette à l'automne, la pièce Les Marchands est, une fois de plus, l'illustration de cette ambivalence.
Une seule voix se fait entendre, en off : celle d'une jeune femme (Saadia Bentaïeb) qui raconte l'histoire de son amie. Cette femme, présente sur scène, est ouvrière en usine. Son amie ne fait rien : locataire d'un bel appartement, au 21e étage d'une tour, elle y vit enfermée avec son jeune enfant. Menacée d'expulsion, elle ne réagit pas. Pour elle, la vie réelle ne se trouve pas sur Terre mais dans un au-delà avec lequel elle entre en contact. Ses parents décédés lui apparaissent pour lui apporter réconfort et consolation. Lorsque l'usine où est employée la narratrice est menacée de fermeture à la suite d'un accident, les voix de son père et de sa mère lui conseilleront d'offrir la vie de son garçon en sacrifice pour éviter la catastrophe que politiques et syndicats sont incapables d'éviter. Elle finira par passer à l'acte, malgré les proches qui viennent régulièrement la visiter : la narratrice, mais aussi sa sœur, son oncle, des connaissances, tous interprétés par des comédiens qui restent muets, miment de troublants tableaux silencieux ou chuchotent à peine, réduits, parfois, à des ombres chinoises.
Les Marchands est une pièce profondément ancrée dans la réalité du monde du travail, ce travail « sans lequel on n'existe pas », dit la narratrice, ajoutant « il y a pire que travailler en usine : ne pas travailler du tout ». Mais l'affirmation du monde n'est là que pour mieux entraîner dans des zones de l'irrationnel, rendues plus incertaines par l'espace du plateau : une boîte noire, une table anonyme, deux chaises et un poste de télévision, alors que les éclairages, passant du noir opaque à la lumière incandescente, créent, en permanence, une atmosphère de clair-obscur, comme dans un film en noir et blanc. Les saynètes se succèdent en fondus enchaînés. La bande-son, éclectique, va de Satie au Georges Delerue du Mépris, en passant par les variétés et l'opérette façon Violettes impériales. On est « ailleurs », hors des terres du bien et du mal, perdu dans les méandres de la solitude et du désœuvrement, prisonnier de la difficulté[...]
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Écrit par
- Didier MÉREUZE
: journaliste, responsable de la rubrique théâtrale à
La Croix
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