LES MATHÉMATIQUES, SCIENCE VIVANTE
Ce titre n'est anodin qu'en apparence. Il vise à battre en brèche deux conceptions erronées qui circulent couramment à propos des mathématiques et qui affectent gravement la perception qu'en a un large public : d'abord elles ne seraient qu'un langage, ce qui amènerait à nier que des faits puissent leur appartenir en propre ; ensuite tout ce qui est important pour cette discipline serait déjà connu, les travaux développés par les mathématiciens actuels n'ayant qu'un intérêt interne, et anecdotique pour la communauté humaine en général.
Quel est l'objet des mathématiques et comment fonctionnent-elles ? On les réduit bien souvent à n'être qu'une technologie du calcul. Cette vue ignore ce qui rend bien souvent les calculs possibles, à savoir l'existence sous-jacente de structures qu'il faut faire émerger. Évariste Galois ne disait-il pas : « Il faut substituer les idées au calcul » ? De ce point de vue, une définition possible des mathématiques est de les présenter comme la « science des structures », ce qui permet d'introduire l'idée fondamentale qu'il est possible de travailler sur des « objets » mathématiques ayant leur autonomie par rapport au monde sensible, les « structures » devant le plus souvent être « abstraites » de la réalité. Historiquement, la prise de distance entre réalité sensible et modèles mathématiques a été longue à se mettre en place, mais elle est déjà très clairement proclamée et expliquée par Henri Poincaré dans son livre populaire La Science et l'hypothèse, et dans d'autres de ses écrits du début du xxe siècle.
La « vie » des mathématiciens est donc émaillée de défis posés par de nouvelles questions, de nouveaux concepts, et de la joie de disposer de nouveaux résultats. Certains d'entre eux permettent de faire émerger des points de vue nouveaux sur des questions classiques, ce qui explique la réorganisation permanente des liens qu'entretiennent entre elles les grandes branches des mathématiques que sont l'algèbre, l'analyse, la géométrie et les probabilités et statistiques.
D'où viennent les sollicitations qui font la vie des mathématiques ? Comme on a pu le constater tout au long de l'histoire, certaines leur sont purement internes, d'autres leur sont externes. Parmi les premières, on doit souligner le rôle joué par les grands programmes. Ils ne sont pas si fréquents en mathématiques, mais certains d'entre eux, comme la classification des groupes finis simples ou le « programme de Langlands » ont eu, et ont toujours, un impact considérable sur un nombre important de spécialistes pendant des dizaines d'années. En 2002, le « programme de Langlands » a connu les feux de la rampe. En effet, une des médailles Fields a été attribuée en août 2002 à Laurent Lafforgue pour sa percée remarquable dans un cas particulier mais très significatif de ce programme, et ce au prix d'une succession de tours de force techniques, dont la difficulté faisait penser qu'il faudrait attendre beaucoup plus longtemps pour avoir du neuf sur ce front-là. De quoi s'agit-il ? D'un réseau de relations profondes reliant des propriétés de certaines représentations de groupes avec des propriétés des nombres entiers, ce qui permet en particulier d'affirmer que certaines quantités définies par certaines intégrales, donc a priori des objets appartenant au domaine de l'analyse, peuvent aussi se calculer par des méthodes sophistiquées mêlant géométrie algébrique et théorie des nombres.
À l'extérieur des mathématiques elles-mêmes, la mécanique et la physique ont été de grandes pourvoyeuses de questionnements mathématiques qui ont conduit à l'élaboration de pans entiers de cette discipline, comme le calcul différentiel par Leibniz et Newton. Dans les dix dernières[...]
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Écrit par
- Jean-Pierre BOURGUIGNON : directeur de recherche au C.N.R.S., directeur de l'Institut des hautes études scientifiques