MUSES LES
« Par les Muses héliconiennes commençons le chant » : le début de la Théogonie d'Hésiode est le plus riche « document » sur les Muses et sur leur rapport au poète. Parfois filles d'Harmonie, ou de Terre et de Ciel, la tradition hésiodique les fait naître des neuf nuits où Zeus s'unit à Mémoire qui enfanta, avec « neuf filles de même souffle », « l'oubli des maux et la trêve des soucis ». Cet oubli qui naît de la mémoire — Freud pourrait-il dire sublimation ? — a neuf noms : Clio (la célèbre), Euterpe (la bien-plaisante), Thalie (l'abondante), Melpomène (la chanteresse), Terpsichore (celle que le chœur réjouit), Ératô (l'aimée), Polymnie (celle aux tant d'hymnes), Uranie (la céleste) et Calliope (la belle voix), la première de toutes ; il correspond, peu à peu, à neuf arts, parfois changeants : dans l'ordre, l'histoire, la poésie lyrique (ou bien la flûte), la comédie, la tragédie, la danse, la poésie érotique, l'hymne, l'astronomie, la poésie épique enfin.
Les neuf femmes — car elles sont mères parfois, comme Calliope d'Orphée, à moins que leurs doubles, les Piérides, ne se substituent à elles lors de leurs aventures amoureuses — dansent, légères, et chantent le miel et l'ambroisie, en Piérie ou sur l'Hélicon, près de l'Olympe neigeux, autour de la source d'Hippocrène, parfois conduites par Apollon Musagète, qui partage avec elles « la lyre d'or » (Pindare, Ire Pythique). Elles chantent les dieux et pour les dieux, réjouissant d'abord le cœur de Zeus en entonnant son triomphe sur Cronos, et disant « ce qui est, ce qui sera et ce qui fut ». Mais elles inspirent aussi au poète, tel Hésiode, le chant divin, lui apprennent le beau chant qu'elles-mêmes chantent (la théogonie), et leurs voix se confondent ; car le poète n'a voix que par elles, dont seule l'invocation hymnique permet d'entonner et, souvent, d'achever le chant — depuis Homère (Iliade, II, 485) jusqu'à la théorisation platonicienne du poète comme maillon de la chaîne enthousiaste (Ion), et à travers toute la tradition poétique, d'un Du Bellay à un Musset, à un Claudel ; et elles, à leur tour, elles qui sont « de belles voix », et Calliope d'abord parce qu'elle est « belle voix » dans son essence même, n'ont de voix pour nous que par le poète.
Mais prendre, avec le laurier, la parole, c'est aussi prendre un risque. « Nous savons dire bien des faussetés semblables aux vrais sens, mais nous savons, dès que nous voulons, proclamer les vérités » disent les Muses avant de s'éloigner dans la brume : le pâtre, ce « ventré », qui est aussi poète, doit donc accueillir dans sa parole le vrai avec le risque du faux. Ainsi les Muses, la beauté de la voix, sont oubli et risque du faux en même temps que dire du vrai : « Le poète ne dit pas la vérité, il la vit ; et la vivant, il devient mensonger. Paradoxe des Muses : justesse du poème » (René Char, À une sérénité crispée).
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Écrit par
- Barbara CASSIN : chargée de recherche au C.N.R.S.
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