LES MUSICIENS DANS L'ANTIQUITÉ (A. Bélis) Fiche de lecture
Imaginons toutes les partitions de Bach, de Haydn, de Mozart perdues ; de Beethoven, quelques bagatelles conservées ; de Wagner, seulement un ou deux livrets ; de Verdi, un bout d'air, et, d'inconnus qui le furent sans doute à peine moins de leur vivant, des pièces de circonstance peu inspirées ; quant aux instruments pour lesquels tous composèrent, deux ou trois claviers défoncés, un archet cassé, aussitôt oubliés qu'exhumés... C'est ainsi que nous connaissons ce grand art que fut la musique dans la civilisation grecque, dont elle rythmait la religion, la guerre, le travail, la culture intellectuelle et physique. Le livre fascinant d'Annie Bélis Les Musiciens dans l'Antiquité, aux éditions Hachette, nous convie à prendre conscience de cette éclipse historique : l'art lui-même a disparu, mais son halo social est bien connu.
Après avoir procuré une édition commentée du Traité d'harmonique d'Aristoxène de Tarente (vers 330 av. J.-C.) et une étude sur les deux Hymnes à Apollon gravés en 128 av. J.-C. sur la paroi sud du Trésor des Athéniens, à Delphes, Annie Bélis, aussi bien musicologue qu'helléniste et archéologue, s'est tournée vers l'organologie, de manière à interpréter fidèlement ces quelques partitions bien établies : sa reconstitution de la cithare, l'instrument à cordes privilégié de la musique savante, ses recherches sur la structure et la technique de l'aulos – couramment appelé double flûte – ont permis à l'Ensemble Kérylosqu'elle dirige de proposer depuis 1990 un écho plus authentique de cette musique perdue. Avec ce livre, elle en complète notre connaissance en faisant revivre, avec une vivacité qui transcende l'érudition, les pratiques de la musique antique, surtout aux époques hellénistique et impériale, peu créatrices, mais soucieuses d'entretenir le répertoire et mieux connues par les documents.
L'instrument le plus répandu est l'aulos, qui rythme les travaux et les plaisirs. L'aulète de bord, qui scande le labeur des rameurs sur les bateaux de guerre ; l'aulètride de banquet, entraîneuse louée à la soirée pour divertir un groupe d'hommes en goguette, et même l'aulète qui accompagne les cérémonies religieuses sont peu considérés : Annie Bélis parle à leur propos de « prolétariat musical » et l'expression péjorative « mener une vie d'aulète » signifiait tirer le diable par la queue, c'est-à-dire courir après le cachet – ce qui n'empêche pas certains virtuoses, jouant sur des instruments de très grand prix réalisés sur mesure par des facteurs renommés, d'attirer les foules et d'amasser des fortunes considérables. Irrémédiablement compromis avec le corps puisque lié à toutes les dépenses d'énergie, des travaux pénibles à la sexualité, volontiers canaille et voluptueux, l'aulos exprime l'aspect dionysiaque de la musique, tandis que les instruments à cordes patronnés par Apollon expriment la distinction de l'esprit inspiré. La lyre, dont la petite caisse de résonance est le plus souvent faite d'une carapace de tortue et dont la pratique s'acquérait en quelques années dans les écoles, est un instrument rustique pour amateurs, bien différent de la cithare, instrument de facture et de technique complexes réservé aux professionnels qui se produisent dans les concours. La citharodie, chant accompagné de cithare, est le genre musical le plus prestigieux : dans les concours où le prix n'est pas qu'une couronne symbolique de feuillage sacré, c'est toujours l'épreuve la plus récompensée.
Comme le montre plaisamment Annie Bélis, ces compétitions périodiques s'apparentaient plus aux tournois de tennis actuels qu'à nos concours pour instrumentistes dans la mesure où y prenaient part non seulement[...]
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Écrit par
- Bernard HOLTZMANN : ancien membre de l'École française d'Athènes, professeur émérite d'archéologie grecque à l'université de Paris-X-Nanterre
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