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LES MYSTÈRES DE PARIS, Eugène Sue Fiche de lecture

La création d'un genre

Le roman d'Eugène Sue s'avère aujourd'hui difficilement lisible. Même s'il a parallèlement fait l'objet d'une publication en volume, il a d'abord été conçu pour tenir quotidiennement en haleine les lecteurs d'un journal. Le récit se caractérise donc par une dispersion telle que l'auteur est souvent contraint d'effectuer des mises au point. Sa réunion en un seul volume donne une impression d'interminable fuite en avant. Ensuite, parce qu'il se veut avant tout un documentaire, le roman privilégie l'information à l'écriture. D'où la lourdeur, notamment, des dialogues en argot assortis de leur traduction simultanée. Enfin, la dimension idéologique de l'ouvrage prête à sourire.

Parce que son héros se soucie des démunis, parce que, au gré de longues digressions, il s'attache au fonctionnement d'une ferme modèle vouée à la réinsertion des délinquants, à la création d'une banque des pauvres ou encore à l'éducation des enfants de grands criminels, Sue a passé en son temps pour un socialiste utopique et un réformiste. De nos jours, le roman apparaît surtout comme l'apologie un peu cynique d'une philanthropie et d'un paternalisme propres à maintenir intact l'ordre social. Marx et Engels en dénonçaient déjà « la moralité petite-bourgeoise » dans La Sainte famille. « Rien n'est souvent plus curieux, plus attachant, plus attrayant, quelquefois même plus divertissant que ces aventures charitables », confie Rodolphe à Mme d'Harville.

Les Mystères de Paris demeure pourtant une œuvre clé de l'histoire du roman français au xixe siècle. Son influence fut considérable. D'innombrables auteurs s'ingénièrent à produire leurs « mystères » : Paul Féval rédigeait dès 1844 Les Mystères de Londres et Zola lui-même commettait, en 1867, Les Mystères de Marseille. Quant aux Mohicans de Paris d'Alexandre Dumas, paru en 1854, il semble une variation sur le thème de Rodolphe. À l'influence s'ajouta l'émulation. C'est en partie pour rivaliser avec Sue que Hugo entreprit Les Misérables ; c'est en s'inspirant de son succès que, dans ses derniers romans et notamment Splendeurs et misères des courtisanes, Balzac modifia sa technique narrative, estompant descriptions et digressions au profit d'une plus grande vivacité de l'action.

Par ailleurs, avec Les Mystères de Paris, la capitale cesse d'être un simple décor pour devenir partie constitutive du récit. Présentée comme un vaste réseau mi-émergé, mi-souterrain, décrite dans l'alternance de ses lieux de lumière et de ses zones d'ombre, de ses palais et de ses bouges, elle est la scène symbolique où se joue la lutte du Bien et du Mal. Elle restera la toile de fond des grands romans populaires : Rocambole, Fantômas ou, plus près de nous, Les Nouveaux Mystères de Paris de Léo Malet. Sue fonde une mythologie parisienne qui donne vie à des lieux jusqu'alors ignorés du roman (les tavernes louches ou « tapis-francs », le Carreau du Temple, etc.) et immortalise le petit peuple de la capitale sous les traits de quelques grands types : Pipelet, le concierge ; Rigolette, la couturière ; Le Chourineur, le garçon boucher au grand cœur. Cette mythologie a longtemps nourri l'imaginaire collectif. C'est elle qui donne aujourd'hui encore sa notoriété à une œuvre qui n'est plus beaucoup lue et à un auteur dont le reste de l'immense production, à l'exception peut-être du Juif errant, a sombré dans l'oubli.

— Philippe DULAC

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Écrit par

  • : agrégé de lettres modernes, ancien élève de l'École normale supérieure

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