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LES NOMS D'ÉPOQUE (dir. D. Kalifa) Fiche de lecture

Leurres et métamorphoses du chrononyme

Mais ces vertus pédagogiques des chrononymes n’empêchent pas la plupart des historiens de l’ouvrage de souligner aussi leur caractère outrageusement simplificateur, voire parfois mensonger. Par exemple, « l’entre-deux-guerres » désigne plutôt en France les années 1930. Quant à la période de prospérité entre 1945 et 1975 désignée par l’expression « Trente Glorieuses », elle n’a duré en fait qu’une quinzaine d’années.

Le caractère métaphorique des expressions sert souvent une interprétation aux dépens d’autres, peut-être plus nuancées. En témoigne par exemple l’expression « années de plomb » utilisée pour désigner en Italie la période du terrorisme de 1968 à 1982. Si le plomb fait allusion aux armes à feu utilisées par l’extrême gauche, la majorité des attentats a été perpétrée par l’extrême droite qui recourait aux explosifs, comme à la gare de Bologne, le 2 août 1980. Le chrononyme est donc aussi une façon d’occulter le terrorisme d’extrême droite et d’attribuer la seule responsabilité de la violence à ce qu’on appelait la « gauche extraparlementaire ».

Les Noms d’époque, en dépliant chaque chrononyme, montre combien ces formules, plastiques ou labiles, se montrent aptes à de multiples interprétations. En fait, le chrononyme en dit souvent autant sur l’époque qui l’a élu que sur l’époque qu’il désigne. Ainsi de l’expression « années folles » qui exprime en France les fantasmes que projettent les générations des années 1960-1970 sur les années 1920 dont elles retiennent surtout l’exubérance, en refoulant une partie de la réalité historique.

Les chrononymes sont donc susceptibles de relectures historiques profondes. « The Gilded Age », littéralement « l’âge doré », chrononyme utilisé pour désigner les années 1870-1890 aux États-Unis, a permis instantanément aux contemporains de dénoncer la cupidité, la corruption, la collusion de l’argent et du pouvoir, qui leur semblaient être l’identité de leur époque. Mais, dans les décennies 1970-1980, l’expression a été réinvestie par l’historiographie américaine et le doré est venu renvoyer à l’importance fondatrice de cette période qui voit à la fois la disparition de la frontière – qui marquait jusqu’alors l’ouverture à un espace encore à conquérir – et la naissance de la société industrielle, soit deux composantes essentielles de l’identité américaine moderne. Quant à la « Fin de siècle », formule d’abord créée pour pointer toute une série de dangers et de décadences censés menacer les années 1880-1890, elle a été réappréhendée positivement comme le symbole de la modernité culturelle, notamment au tournant du xxie siècle lorsque les observateurs ont été fascinés par l’importance des similitudes entre les deux fins de siècle. Car certains chrononymes sont effectivement réinvestis, à la faveur d’échos perceptibles et parfois surinterprétés. La formule « Gilded Age » a été réemployée pour désigner d’abord les années 1980-2000 puis les années Trump. L’expression « printemps des peuples » a été récemment dépoussiérée à propos des « printemps arabes » et peut-être, dans un schéma de pensée européocentré, projetée sur un ailleurs dont les particularismes culturels et historiques restaient impensés.

Ce livre montre ainsi de fascinants effets de tremblements et de superpositions des époques, propices à entraîner chez le lecteur une réflexion sur les imaginaires qui sous-tendent les écritures de l’histoire.

— Marie-Ève THÉRENTY

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Écrit par

  • : professeure des universités, université Paul-Valéry Montpellier 3, membre senior de l'Institut universitaire de France

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