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LES NOURRITURES TERRESTRES, André Gide Fiche de lecture

Vers une morale personnelle

Mais cette oscillation ne remet pas en cause l’orientation générale d’une pensée qui se veut avant tout émancipatrice. Multipliant les références bibliques, comme pour mieux les inverser, le narrateur, double de Gide, à la fois disciple, de Ménalque, et initiateur, de Nathanaël, presse ce dernier de briser les chaînes qui l’entravent dans sa quête du bonheur. Mais cette libération va au-delà du refus de se soumettre aux normes religieuses, sociales ou morales. Il ne s’agit pas seulement de s’affranchir, contre la société, des règles et des convenances, mais en un sens contre soi-même, de résister à la tentation de l’enracinement, de l’attachement, pour s’abandonner au nomadisme et se rendre ainsi absolument disponible afin de jouir de toutes les beautés, toutes les joies offertes, bref de savourer les « nourritures terrestres ».

Car cette quête s’inscrit dans une vision quasi panthéiste où la beauté, loin de se cantonner aux domaines de l’art et de la littérature, est présente dans chaque chose, pourvu qu’on sache la trouver et l’accueillir : « Ne souhaite pas, Nathanaël, trouver Dieu ailleurs que partout. » Un tel manifeste, à la fois égotiste et sensualiste, ne vient pas de nulle part : en cette fin de siècle, il s’inscrit dans un contexte intellectuel où dominent le refus des carcans collectifs et l’aspiration à l’émancipation totale de l’individu. Ainsi, en réaction au rationalisme et au scientisme (ainsi qu’au naturalisme, son pendant littéraire), le jeune Maurice Barrès invoque Le Culte du moi (1888-1891), Friedrich Nietzsche le dépassement de la morale (Par-delà le bien et le mal, 1886) et le surgissement du « surhomme » (Ainsi parlait Zarathoustra, 1883-1885), et Henri Bergson « l’élan vital » (LÉvolution créatrice, 1907). Il s’agit bien alors de revendiquer une forme de morale, mais personnelle, hédoniste et libertaire, qui relèverait plus en somme de l’esthétique que de l’éthique, invitant, après Oscar Wilde et avant les surréalistes, à faire de sa vie une œuvre d’art.

Une telle pensée n’aurait évidemment pas de sens si elle ne trouvait sa traduction formelle. Pour se faire le porte-parole de cette liberté si difficile à conquérir, Gide puise, on l’a dit, à toutes les ressources de la langue et des formes littéraires, sans souci des frontières génériques, des ordres temporels, des structures logiques, voire des règles syntaxiques. Il reste que la revendication d’un jaillissement spontané du moi, opposée à une culture livresque corsetée, est évidemment une fiction dont Gide lui-même n’est pas dupe. D’ailleurs, le texte témoigne d’une érudition et d’une recherche stylistique impressionnantes.

Dans la préface de l’édition de 1927, s’efforçant, comme à son habitude, de concilier ruptures et continuité, Gide prend ses distances avec un livre déjà vieux de trente ans, tout en affirmant la permanence de sa pensée. La relecture qu’il en propose alors, non comme une « glorification des désirs et des instincts » mais, paradoxalement, comme une « apologie du dénuement », n’en efface pas pour autant les limites, telles qu’elles s’incarnent dans la figure, à la fois fascinante et répulsive, de Ménalque. Son dilettantisme et son détachement ne risquent-ils pas de déboucher sur une dissolution de l’être au profit d’une éternelle et vaine métamorphose ? Et son dandysme n’est-il pas près de céder au solipsisme ? Une réserve déjà perceptible à la fin des Nourritures, dont le huitième et dernier livre s’achève sur ces mots : « Autrui – importance de sa vie ; lui parler. » Il est vrai qu’entre-temps, Gide s’est converti à l’engagement politique et deviendra bientôt, pour quelque temps, un compagnon de route du Parti communiste !

— Guy BELZANE

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