LES RÊVERIES DU PROMENEUR SOLITAIRE, Jean-Jacques Rousseau Fiche de lecture
Après avoir formulé les éléments d'un système de pensée (les Discours, Émile, le Contrat social), satisfait son imaginaire romanesque (Julie, ou la Nouvelle Héloïse), tenté de raconter sa vie et de se justifier des accusations portées par ses adversaires (Les Confessions, Les Dialogues), Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) fait retour sur lui-même. Il se laisse aller au pur plaisir de la mémoire et de l'écriture. Il magnifie les sensations de la seule existence. Au-delà de toutes les formes littéraires reconnues, il prend des notes sur des cartes à jouer, retrouvées par le marquis de Girardin, et compose, de 1776 à 1778, des rêveries au gré de promenades à pied, au hasard d'associations d'esprit et d'obsessions récurrentes. Il meurt en laissant inachevée la dixième promenade. Les Rêveries du promeneur solitaire seront publiées après sa mort, en 1782.
Le pur bonheur
Chacune d'elles se développe à partir d'un thème ou d'un souvenir. Les thèmes peuvent être les persécutions et la solitude (I), la morale et la religion (III), la vérité et le mensonge (IV), la pitié et la bienfaisance (VI), la solitude et la sérénité (VIII), la charité et la sociabilité (IX) ; les développements se croisent et se font écho les uns aux autres. Les épisodes biographiques, récents ou anciens, sont un accident durant lequel Jean-Jacques est renversé, à Ménilmontant, par un gros chien danois qui court devant un carrosse (II), l'accusation de vol portée contre l'innocente Marion (IV), l'isolement dans la petite île de Saint-Pierre au milieu du lac de Bienne, près de Neuchâtel (V), les parties d'herborisation et la connaissance du monde végétal (VII), la première rencontre avec Mme de Warens, cinquante ans plus tôt (X). Chaque texte amène des développements sur la vie morale et spirituelle, ou bien sur le plaisir d'exister, la fusion dans les rythmes de la nature. Se réveillant après son évanouissement à Ménilmontant, s'isolant au bord du lac de Bienne et se laissant aller au battement de l'eau, Rousseau expérimente un bonheur négatif, au sens où il ne dépend en rien de la société, un bonheur pur, au sens où il ne peut être altéré par aucune intervention humaine.
Ce qui était un exorcisme, un effort pour s'abstraire des persécutions et des souffrances imposées par les rapports avec autrui devient un exercice habituel et voluptueux, un retour sur soi et une jouissance de soi seul. Les Rêveries constituent le prolongement des Confessions dans la mesure où le promeneur tient un registre de ses réflexions et songeries. L'auteur des Confessions prétendait former « une entreprise qui n'eut jamais d'exemple ». Celui des Rêveries veut décrire l'état habituel de son âme « dans la plus étrange position où se puisse jamais trouver un mortel » (II). Mais, tandis que Les Confessions suivent le déroulement chronologique d'une vie, Les Rêveries refusent de s'astreindre à toute logique externe, littéraire ou sociale. Elles ne forment pas un journal régulier, daté, fixé par le calendrier, tel que Maine de Biran ou Constant vont le pratiquer. Elles suivent la ligne sinueuse d'une promenade, d'une rêverie, dans la totale disponibilité de soi. L'individu se confie aux paysages et aux rythmes de la nature pour échapper aux contraintes de la société. Le philosophe continue à s'interroger sur les fondements de la connaissance et de la morale, mais il se libère des rigueurs de l'argumentation : « Quelquefois mes rêveries finissent par la méditation, mais le plus souvent mes méditations finissent par la rêverie, et durant ces égarements mon âme erre et plane dans l'univers sur les ailes de l'imagination, dans des extases qui passent toute autre jouissance » (VII).
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Écrit par
- Michel DELON : professeur de littérature française à l'université de Paris-IV-Sorbonne
Classification
Média
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