LES SOMNAMBULES, Hermann Broch Fiche de lecture
Publiée en 1931-1932, cette trilogie romanesque (1888, Pasenow, ou le Romantisme ; 1903, Esch, ou l'Anarchie ; 1918, Huguenau, ou le Réalisme) est l'œuvre la plus accomplie et la plus connue du romancier autrichien Hermann Broch (1886-1951). Il ne s'agit pas, cependant, d'un roman viennois comme L'Homme sans qualités (1930-1952) de Musil, puisque les trois parties des Somnambules se déroulent en Allemagne. C'est la problématique d'ensemble de l'œuvre qui apparaît comme représentative de la « crise de l'identité » omniprésente dans les grandes œuvres narratives et théoriques de la « modernité viennoise ».
Une trilogie de la décadence
Milan Kundera, en qui Hermann Broch a trouvé son plus subtil interprète, résume ainsi dans L'Art du roman la première partie des Somnambules : « L'attachement sentimental aux valeurs héritées, à leur résidu atavique, c'est l'attitude de Joachim Pasenow. » Ce rejeton d'une lignée de hobereaux prussiens, qui ne se sent à l'aise que dans son uniforme d'officier, est partagé entre l'aspiration à un amour idéal et asexué et l'attachement purement sexuel à sa maîtresse.
Le monde des valeurs dans lequel il s'efforce de donner un sens à son existence est un édifice ruiné dont seule la façade tient encore debout.
Esch, ou l'Anarchie décrit, toujours selon Kundera, « le fanatisme d'une époque sans Dieu ». Ce comptable qui a découvert une erreur frauduleuse dans les registres de son entreprise livre un combat personnel, porté par une ardeur messianique – ou don quichottesque –, pour la rectification de cette fraude : « Donc les inventaires étaient truqués, donc il fallait livrer cet homme à la justice. Oui, le simple devoir civique commandait une dénonciation immédiate. La lettre venait de tomber dans la boîte avec un bruit mou et étouffé et Esch, le doigt encore dans la fente, se demanda s'il fallait aller tout droit à la direction de la police. Indécis, il fit quelques pas au hasard. » Plus largement, Esch lutte pour la rectification du grand registre comptable de la Création qui lui semble fourmiller d'erreurs. Sa justice, son ordre, Esch espère les trouver tantôt dans la lutte syndicale, tantôt dans la religion réduite à un mysticisme erratique et sectaire, tantôt dans le pouvoir policier et la terreur. Finalement il se résigne à un mariage petit-bourgeois avec une tenancière de bistrot.
La troisième partie des Somnambules, Huguenau, ou le Réalisme, est la plus longue et la plus complexe. Plusieurs types d'écriture s'entremêlent : l'essai théorique sur « La Dégradation des valeurs », le dialogue dramatique et quelques passages poétiques voisinent avec une narration polyphonique. Alors que les deux premières parties retraçaient le destin d'un protagoniste, la troisième tresse plusieurs fils narratifs : l'histoire de la « pauvre fille de l'Armée du Salut » de Berlin, Marie, et de sa liaison amoureuse avec le Juif Nuchem ; l'histoire du jeune lieutenant Jaretzki, victime de la Grande Guerre, amputé d'un bras, et qui noie son désarroi dans l'alcool ; l'histoire d'Hannah Wendling, dont la relation conjugale dépérit et la condamne à la solitude ; l'histoire du maçon Gödicke qui a failli mourir enterré par accident et qui, ramené à la vie, doit rebâtir un monde habitable.
Huguenau, dont le destin domine cette troisième partie, incarne l'individu au stade final de la dégradation des valeurs. Il est le prototype d'une époque, celle de 1918, que Broch désigne par la notion de Sachlichkeit, traduite par « réalisme », qui fait songer à la nouvelle objectivité de la peinture expressionniste et que l'on pourrait aussi traduire par cynisme. Ce déserteur qui pactise avec les militaristes, ce délateur et chevalier[...]
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Écrit par
- Jacques LE RIDER : directeur d'études à l'École pratique des hautes études
Classification
Autres références
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BROCH HERMANN (1886-1951)
- Écrit par André SOUYRIS
- 2 045 mots
En 1931-1932 paraît la volumineuse trilogie Les Somnambules. Très remarquée dans les milieux littéraires, l'œuvre place d'emblée son auteur au rang de grand écrivain. Les trois livres, d'inégale longueur, analysent chacun une phase de l'apogée d'un monde et d'une époque : ...