LES SOUFFRANCES DU JEUNE WERTHER, Johann Wolfgang von Goethe Fiche de lecture
En 1774 paraît un court roman épistolaire dont la fortune dépasse rapidement son jeune auteur. Si Les Souffrances du jeune Werther expriment bien la « crise » du Sturm und Drang, moment pré-romantique, « tempête et assaut » des années 1770-1780 en Allemagne, J. W. von Goethe (1749-1832) s'attachera par la suite à lui donner une dimension trans-historique : « Werther [...] appartient à l'histoire particulière de quiconque, doué d'un sens inné de liberté, se débat au milieu des contraintes sociales d'un monde vieilli et doit apprendre à s'y reconnaître et à s'y adapter. » Comment lire Werther aujourd'hui ? En se gardant, comme Goethe le dira à Eckermann, « d'éprouver l'état pathologique où[Werther]a pris naissance », on tentera d'être au plus proche d'un texte construit comme un appel insistant, formulé à partir d'un nombre limité de mots.
La langue du sentiment
Voilà le maître mot du texte de Goethe : le sentiment (Gefühl, mais aussi Empfindung), et sa famille, « sentir » (fühlen, empfinden), ou encore la capacité à sentir (Gefühlbarkeit). Tel est le don et la malédiction du jeune Werther, qui détermine toute son histoire : ses souffrances (Leiden), sa passion (Leidenschaft) au sens presque christique, et la compassion qu'il suscite (Mitleiden). « Sentir » engendre ici un mode de narration particulier, qui n'est chronologique que par la nécessité de transmettre une histoire fatale. Son effet premier est de faire entrer en résonance une voix individuelle avec une voix collective, presque anonyme, à travers la parole de l'éditeur qui relaie celle de Werther.
Le roman de Goethe a toutes les apparences d'une œuvre classique élaborée comme une tragédie en trois actes : Werther à Wetzlar, rencontre de Charlotte, arrivée d'Albert, le futur mari de l'aimée (livre I) ; départ de Werther avec l'ambassadeur dont il est le secrétaire, démission, retour auprès de Lotte, nostalgie, mélancolie (livre II). Ces deux premières parties laissent entendre la voix du seul Werther, qui s'adresse à Wilhelm, un ami dont on ignore tout. Car Werther, comme plus tard Oberman qui en reprend le procédé, est un roman par lettres « monodique ». Mais la troisième partie, qui raconte le suicide de Werther, laisse, elle, la parole à l'éditeur, qui complète les ultimes billets de l'infortuné par des témoignages recueillis. La narration reprend alors le cours « historique » que Werther se voit contraint d'abandonner dès lors que, dominé par la passion, il rencontre Lotte : « Je suis content et heureux, par conséquent mauvais historien. » La narration atteint aussi à l'anonymat d'une voix collective, émanation du petit peuple qui accompagne le convoi funèbre, et expression épique à la manière d'Ossian, dont Werther traduit les chants.
Outre ce récit très simple d'une passion impossible, inspiré d'un épisode de la vie de Goethe et d'un fait-divers, Werther raconte un conflit avec le monde et ses représentations, une crise dont l'expression se confond avec une parole et des valeurs nouvelles : « Ossian a supplanté Homère dans mon cœur. » « Sentir », c'est postuler une parole devenue miroir de la sensation, où s'abolit l'identité au profit d'une communion avec l'univers : « Voler avec elle comme l'orage ! Voir tout passer, tout s'évanouir autour de soi ! Sentir ! » Mais Werther relate surtout la rupture avec le monde : « Depuis ce temps, soleil, lune, étoiles peuvent s'arranger à leur fantaisie ; je ne sais plus quand il est jour, quand il est nuit : l'univers autour de moi a disparu. » Le livre s'ouvre le 4 mai 1771, s'achève le 24 décembre 1772 : d'un printemps à l'autre hiver, de l'épanouissement au gel de toutes choses, [...]
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Écrit par
- Anouchka VASAK : ancienne élève de l'École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses, maître de conférences à l'université de Poitiers
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