LES TRAPÉZISTES ET LE RAT (A. Fleischer) Fiche de lecture
Les Trapézistes et le rat (Seuil, 2001) est le deuxième roman d'Alain Fleischer. L'auteur, né en 1944 et anthropologue de formation, s'était déjà signalé par des ouvrages sur le cinéma et la photographie. Après des recueils de nouvelles, deux romans, Quatre Voyageurs (Seuil, 2000) et Les Trapézistes et le rat, ont suffi à lui assurer une vraie place parmi les écrivains contemporains.
Les Trapézistes et le rat débute en Hongrie sous le régime communiste. Il est composé autour de trois personnages qui assumeront tour à tour la narration de chaque épisode du roman. Peter a épousé Marta, la sœur jumelle de son ami Sandor, et le jeune couple s'est installé pour son voyage de noces dans un hôtel en pleine forêt de Transylvanie : L'Auberge des survivants. Lieu étrange, à la fois au cœur de l'Europe et au bout du monde, et qui, après avoir été la plaque tournante du commerce des animaux pour les jardins zoologiques et les cirques, est devenu l'ultime retraite des forains qui ont dû abandonner le monde du spectacle.
Dans cette première partie, Alain Fleischer a su imaginer un monde fascinant, qui s'inscrit dans la continuité thématique qui mène des auberges du roman du xviiie siècle à celles du romantisme allemand. Ce lieu romanesque par excellence va devenir un foyer d'étrangeté : le dernier refuge de tout ce que la civilisation industrielle ne considère plus digne d'existence. Dans un tel microcosme, hommes et bêtes composent une communauté fantomatique, et semblent tous repliés mélancoliquement sur leurs souvenirs de piste aux étoiles. Impossible de ne pas songer à Freeks, de Tod Browning. Il y a là le clown Kagot, le dompteur Konomor dont le tigre Brama a trouvé refuge au fond de la forêt, Lili la reine du trapèze volant qui vit avec son singe Koko, Lia, la femme entravée, la géante Lana Purna, la contorsionniste Léontine dite Miss Caoutchouc qui vit repliée dans le tiroir d'une commode, Lipsy Gipsy, l'acrobate…
La première partie du roman renoue ainsi avec la fascinante origine mythologique des contes. En elle, le passé comme dimension propre de l'au-delà, temps divinisé, se conjugue à l'espace sacré de la forêt. De plus, Alain Fleischer a su ajouter un superbe épisode à cette célébration des saltimbanques qui, de Banville à Chagall, ont fasciné écrivains et peintres, dans la mesure où ils y trouvaient la métaphore parfaite de l'artiste moderne. Sur fond de musique tsigane, Peter et Marta vont donc vivre là des noces paradoxales, comme si cette région carpatique, encore vibrante d'histoires de vampires et gardant les cicatrices de la déportation des Juifs pendant le nazisme, s'était emparée d'eux. Sages étudiants modernes, leur nuit de noces ne devait qu'en répéter d'autres qui l'avaient précédée, les insérant tranquillement dans la chaîne des générations. Mais l'influence de l'esprit du lieu va au contraire les pousser au plus grand déchaînement érotique. Peter y découvrira une autre Marta, tous deux exhibant leur fougue et leur dépravation devant un public de vieillards. La définition de l'érotisme proposée par Georges Bataille : « l'approbation de la vie jusque dans la mort », pourrait qualifier l'entreprise à laquelle ils vont bientôt se consacrer : tenter de régénérer le monde spectral des saltimbanques par la communion érotique. À la manière de Sade et de Roussel, Peter met en scène Marta, ravivant le désir des artistes, transformant la cérémonie des adieux à la vie en une ultime offrande du sexe, et suscitant pendant quelques semaines une carnavalesque et pulsionnelle parade des corps, un véritable « festin cannibale ».
Cette première partie, « Le Récit de Peter » – dont le sous-titre, « Le Pelotage et la férocité », renvoie au domptage des fauves –, s'offre comme la chronique[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Jean-Didier WAGNEUR
: critique littéraire à la
N.R.F. et àLibération
Classification