LES TROYENS (mise en scène Y. Kokkos)
Fasciné dès l'enfance par L'Énéide, Berlioz entreprit la composition des cinq actes des Troyens en 1856, livret et musique, à l'instigation amicale de la princesse Carolyne von Sayn-Wittgenstein, alors qu'il doutait amèrement du présent comme de l'avenir de sa carrière. Il acheva son ouvrage deux ans plus tard mais, de son vivant, seule la seconde partie fut représentée, en 1863, au Théâtre-Lyrique de Paris, sous le titre Les Troyens à Carthage. L'intégrale ne fut créée qu'en 1890, à Karlsruhe, en allemand, et en deux soirées : La Prise de Troie et Les Troyens à Carthage. Les Troyens tels qu'ils ont été conçus, donnés en une seule soirée, ne sont véritablement entrés dans le répertoire qu'en 1969, centenaire de la mort du compositeur, avec les représentations du Covent Garden, sous la direction de Colin Davis, qui en assura le premier enregistrement mondial. Depuis lors, c'est un des opéras les plus fréquemment donnés sur les grandes scènes internationales. Mais, n'étant en somme connu que depuis trente-quatre ans, il se prête toujours à de passionnantes découvertes.
L'éclatante réussite de la production intégrale des Troyens au Théâtre du Châtelet, à Paris, en octobre 2003, pour le bicentenaire de la naissance de leur auteur, est due à un remarquable assemblage d'intelligences et de talents, mais ce qu'il y a de plus frappant, c'est leur convergence vers une conception cohérente d'un chef-d'œuvre dont l'homogénéité n'est généralement pas considérée comme la vertu la plus saillante. De cette cohésion, l'artisan est indubitablement John Eliot Gardiner. L'idée directrice de Gardiner, peut-être pas entièrement nouvelle, mais qu'il est le premier à mettre en application, c'est que Les Troyens renouent avec la tradition de la tragédie lyrique française des xviie et xviiie siècles, et se placent dans la continuité retrouvée des opéras de Rameau. Cette hypothèse de travail est justifiée par des réalités certaines : la clarté analytique de l'instrumentation, la variété, les contrastes et la concision, le formalisme dans la primauté donnée à la sensation sonore, la conjonction de l'élégance et du réalisme ; et puis le sujet mythologique, l'intimité des héros avec les dieux, leur conscience suprêmement française dans la fatalité comme dans la passion ; enfin, la division en cinq actes, avec récitatifs, airs, ensembles, chœurs, « entrées » et symphonies descriptives.
Mais ce qui prouve la validité d'un parti pris, c'est le résultat. Or, avec son emploi de rutilants saxhorns d'époque et de voix assouplies par la technique baroque, en particulier pour le rôle d'Énée, Gardiner obtient une sonorité et surtout un style qui sont des révélations. Sous sa direction, le Berlioz des Troyens n'a pas plus de rapport avec Verdi ou Wagner que Rameau ne doit en avoir avec Vivaldi ou Haendel. On a le sentiment prenant et constant d'entendre enfin la chose exacte. Cette revendication de parenté avec Rameau contribue donc très efficacement à un incontestable succès artistique. La référence est d'autant plus captivante qu'elle est des plus cachées : Berlioz ne s'est pratiquement jamais exprimé sur l'auteur des Indes galantes. Outre Virgile et Shakespeare, son maître proclamé pour Les Troyens est Gluck. Cependant, trouve-t-on vraiment Gluck ailleurs que dans le premier air de Cassandre ? Cet air est suivi d'un duo, dont la première partie, avec la cavatine de Chorèbe, peut paraître une assimilation toute personnelle du dramatisme verdien, et dont l'épilogue électrisant fait songer à un modèle tout autant dissimulé que Rameau : Cherubini. « Quitte-nous dès ce soir » est d'une scansion étrangement proche de celle de « O fatal velo d'or », duo final du premier acte[...]
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Écrit par
- Jean PAVANS : écrivain, traducteur
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Média