LES VOLEURS (A. Téchiné)
De même que Les Roseaux sauvages (1994) se nourrissaient de la richesse fantasmatique de Barocco (1976), des Sœurs Brontë (1978), d'Hôtel des Amériques 1981), du Lieu du crime (1985) ou des Innocents (1987), Les Voleurs s'alimentent au courant intimiste, et plus directement autobiographique, qui court de La Matiouette (1983) aux Roseaux. Le film n'y perd rien en densité et y gagne en vérité. La description minutieuse de la contrebande d'automobiles et de l'« accident » qui cause la mort d'Ivan (Didier Bezace) lors d'un casse nocturne de son gang est digne des meilleurs thrillers, mais apparaît en même temps plus « documenté » que ne le fut jamais un film de Téchiné. Désormais, ses personnages perdent leur dimension fantomatique (si caractéristique dans Barocco ou Rendez-vous) et ne vont plus à la rencontre de leur double. Mais celui-ci, vampiriquement, continue de les ronger de l'intérieur.
Tel est le cas de Justin (Julien Rivière), sur le regard de qui s'ouvre et se ferme le film. Cette nuit-là, l'enfant de dix ans est réveillé par un cri d'horreur et de douleur, celui de sa mère Mireille (Fabienne Babe) devant le cadavre d'Ivan, son mari, ramené par ses complices. D'emblée, dans ce climat de cauchemar éveillé qu'affectionne le cinéaste, Justin veut savoir, et d'abord voir. Voir le corps de ce père, et surtout mettre au jour la vérité de cet « accident » auquel il refuse de croire. En lui dissimulant cette vérité, on lui vole son passé, son histoire. Il lui faut alors remplacer ce fantôme de père – à la fois souvenir obsédant et mensonge paralysant – par un père qu'il se choisit en la personne de Jimmy (Benoît Magimel), jeune beur du gang qui, lui, ne lui raconte pas d'histoires et ne cherche pas à lui voler la sienne. Justin est un enfant effrayant comme on en voit rarement au cinéma : errant tel un fantôme, il vampirise d'un regard faussement adulte ceux qui l'entourent, jusqu'à ce moment privilégié où, avec Jimmy, il redevient enfant tout en assumant symboliquement, par le jeu avec l'arme du père, l'agressivité du monde adulte. S'il choisit Jimmy plutôt que son oncle Alex (Daniel Auteuil), c'est moins parce que celui-ci est « flic » ou a toujours entretenu avec son père des relations d'hostilité que parce que l'enfant sent à quel point la haine qu'Alex déploie contre les autres autant que contre lui-même ne peut être que destructrice et ne lui sera d'aucun secours : lorsque l'enfant, à bout de nerfs, fond en larmes devant Alex, celui-ci ne peut rien, pas même esquisser un geste de tendresse ou de compréhension. La phrase déclinée tout au long du film par tous les personnages, et avec de multiples variations, prend toute sa force : « On ne peut jamais se mettre à la place d'un autre. » Et c'est ce que confirme la mise en scène des Voleurs, qui préfère aux souples et lyriques mouvements de caméra la sécheresse du champ-contrechamp, isolant chaque personnage, l'un en face de l'autre.
Parmi les nombreux sens que revêt le titre du film, il y a celui-là : Alex se refuse doublement à voler. En tant que policier, évidemment, mais aussi en tant qu'individu. Ne pas voler pour ne pas être volé. Ne pas prendre pour ne pas avoir à donner (ne pas échanger donc). Ses relations avec Juliette (Laurence Côte) ne peuvent ainsi se dérouler que sur le mode du caché et de l'exclusion : « Nous étions unis par un sentiment de mépris réciproque et cette hostilité débouchait tout naturellement sur un immense plaisir », commente-t-il...
Alex est le personnage le plus noir du cinéma de Téchiné, qui reconnaît l'avoir conçu comme quelqu'un qu'on n'aimerait en aucun cas rencontrer dans la vie. Il pousse à l'extrême la solitude, l'isolement volontaire, l'enfermement douloureux[...]
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Écrit par
- Joël MAGNY
: critique et historien de cinéma, chargé de cours à l'université de Paris-VIII, directeur de collection aux
Cahiers du cinéma
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