LES YEUX D'ELSA, Louis Aragon Fiche de lecture
Une œuvre de « contrebande »
À la différence d'un René Char, qui prend le maquis et ne publiera qu'après la guerre ses Feuillets d'Hypnos (1946), repris dans Fureur et mystère (1948), Aragon croit possible de mener le combat avec ses propres armes : les mots. Ainsi, Les Yeux d'Elsa se veut une contribution poétique à la Résistance : l'hymne à l'amour est aussi hymne à la France, à travers sa poésie. L'épopée pointe sous le lyrisme personnel – la citation de Virgile le suggérait dès la préface –, et l'appel à la résistance nationale se dissimule à peine derrière la théorisation d'une poésie moderne puisant largement dans la tradition. D'où la surreprésentation du Moyen Âge, à travers le thème de la fin'amor et de la Renaissance, époques qui voient naître cette littérature française dont Aragon se veut, après d'autres, le défenseur et l'illustrateur.
Œuvre de « contrebande » donc, comme la qualifiait l'auteur lui-même, moins sans doute parce qu'elle aurait su tromper la vigilance de la censure par une symbolique assez transparente que, plus profondément, dans la mesure où s'y manifeste le goût d'Aragon pour la surprise, l'esquive, la dérobade, qu'il exprimera ailleurs sous d'autres titres (Mouvement perpétuel, Mentir-Vrai, ou encore Théâtre/Roman). C'est là sans doute ce qui frappe le plus le lecteur contemporain des Yeux d'Elsa : la manière dont le recueil se dérobe sans cesse à sa caractérisation, s'échappe dès qu'on croit le saisir, résiste, plus qu'à l'occupant, aux classifications rapides. Œuvre intimiste (elle est l'écho de la liaison avec Elsa Triolet, et de ses aléas) et en même temps profondément ancrée dans le contexte historique (« La Nuit de Dunkerque ») ; poésie « facile » et populaire, avec son mètre régulier, ses thèmes familiers et sa « morale de midinette » (« Je suis tenté, en acceptant la terminologie de Montherlant, de prendre contre lui en presque toute occasion le parti des midinettes. »).
Et pourtant, Les Yeux d’Elsa est un recueil on ne peut plus savant et aristocratique, parfois jusqu'à l'hermétisme (La Leçon de Scève), par la virtuosité technique, la richesse lexicale et les constants renvois à l'histoire de la poésie. Écriture « classique », qui s'enracine dans la tradition et réactualise des codes et des formes fixes oubliés, et cependant « moderne » par l'absence de ponctuation et la fulgurance des images, qui doivent encore un peu au surréalisme. Ambiguïté, duplicité, art de la feinte assumés et revendiqués, comme dans ces vers de Lancelot, qui résonnent comme un manifeste : « Sortir nu dans la pluie et craindre le beau temps/ Si je suis le plus fort le plus faible paraître/ Me tenir à côté de l'étrier du traître/ Et feindre la folie ainsi que fit Tristan. »
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Guy BELZANE : professeur agrégé de lettres
Classification