LETTRE À D'ALEMBERT SUR LES SPECTACLES, Jean-Jacques Rousseau Fiche de lecture
Est-ce parce qu'elle se veut une réponse à l'article « Genève » de l'Encyclopédie, qu'elle s'inscrit dans un dialogue polémique avec Diderot et le « parti philosophique » et peut être lue également comme une œuvre de circonstance ? La Lettre à d'Alembert sur les spectacles, publiée à Amsterdam en 1758, a suscité jusqu'à ces dernières années moins d'analyses que d'autres œuvres de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778). Texte déroutant, souvent irritant, notamment par ses propos sur les femmes, la Lettre à d'Alembert est un pamphlet où perce comme rarement la voix de Jean-Jacques ; où, surtout, se développe une argumentation qui recèle une interrogation radicale sur la représentation et sa place dans la Cité.
Une condamnation sans appel
Le texte, dont Rousseau évoque la genèse dans le livre X des Confessions, est bien une « lettre à d'Alembert », une réponse adressée à l'auteur de l'article « Genève » dans le volume VII de l'Encyclopédie paru en décembre 1757. Le destinataire y apparaît dès la première phrase, et ressurgira à l'occasion comme dans une tentative d'emprise affective. Mais ce destinataire initial en cache d'autres : outre les philosophes et les partisans genevois du théâtre, c'est au peuple que Rousseau s'adresse : « quoique je m'adresse à vous, j'écris pour le peuple et sans doute il y paraît ». Dans son article élogieux sur la petite république, et malgré ses remarques entachées d'ironie sur la religion « socinienne » des pasteurs genevois, où la divinité de Jésus finirait par être absente, d'Alembert appelait de ses vœux la création d'un théâtre à Genève pour remédier à la rudesse et à l'austérité des mœurs. La réponse que lui apporte Rousseau surprend par son ampleur, sa virulence et ses implications. Cette extension du propos justifie l'emportement d'un « je » entièrement engagé, et le caractère apparemment « lâche et diffus » d'un texte qui ne laisse pas pourtant d'être absolument cohérent.
Après un bref plaidoyer en faveur des pasteurs genevois, Rousseau s'interroge d'abord sur les « effets du spectacle [...] relatifs aux choses représentées » : l'« effet général du spectacle » étant d'exciter les passions, il ne saurait exercer aucune action morale puisque, loin d'imiter la réalité, il en propose une image illusoire propre à « intéresser » le spectateur. Rousseau recourt alors à des exemples pris dans les grands genres classiques français : la tragédie, qui suscite l'idée même du mal pour le donner en modèle, et la comédie, qui tourne en ridicule les valeurs morales. L'exemple célèbre est ici l'Alceste de Molière, un « Misanthrope de théâtre » et de salon pour « faire rire le parterre ». Encore le théâtre, dont le sujet unique est devenu l'Amour et dont les valeurs sont désormais exclusivement féminines, est-il en pleine décadence.
Rousseau analyse ensuite les effets du spectacle sur les spectateurs, en opposant la grande ville dont Paris est le triste modèle, et la petite ville à travers l'exemple des Montagnons, près de Neuchâtel, naturellement étrangers à toute idée d'imitation, vivant dans le labeur et l'autarcie. Enfin, il démontre que nulle loi ne protégerait de l'exemple désastreux que donnent les mauvaises mœurs des comédiens aux spectateurs. Après un développement sur Genève et sa société profondément morale et égalitaire que l'introduction d'un théâtre anéantirait, l'auteur de la Lettre s'autorise pour finir un renversement de perspective. « Quoi ! Ne faut-il donc aucun spectacle dans une République ! Au contraire, il en faut beaucoup. » Au théâtre, dénaturé et démoralisé depuis la fin de la démocratie athénienne,[...]
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Écrit par
- Anouchka VASAK : ancienne élève de l'École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses, maître de conférences à l'université de Poitiers
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