LETTRES À UNE JEUNE POÉTESSE (R. M. Rilke) Fiche de lecture
Après Les Cahiers de Malte LauridsBrigge, parus en 1910, Rilke n’a pratiquement plus écrit que de la poésie. Ne relève alors de la prose, très abondante dans sa jeunesse sous forme d’histoires, de contes et d’essais, que sa correspondance qui ne peut pourtant pas être considérée comme une production anecdotique. Non seulement elle représente la plus grande part de son œuvre – encore loin d’être toute traduite en français, puisque le volume de correspondance établi et annoté par Philippe Jaccottet en 1976 contient 236 lettres, alors que la Fondation Rilke en a répertorié à ce jour plus de 11 000 –, mais Rilke lui-même y accordait une grande importance, répétant qu’une « même plume » guidait sa main dans la correspondance et dans la poésie.
La correspondance la plus connue est bien entendu Lettres à un jeune poète. En 1903, Rilke répond à Franz Xaver Kappus, un cadet de l’école militaire austro-hongroise, qui lui demande conseil au sujet de ses essais poétiques. Entre 1903 et 1908, Rilke lui écrit dix lettres où il expose sa conception de la poésie mais entame aussi une réflexion sur les grands sujets de l’existence humaine. Ce bref texte (une nouvelle édition, en 2019, intègre pour la première fois les lettres de Kappus et elle a été traduite en 2020 par Sacha Zilberfarb, au Seuil), qui a pris valeur de manifeste poétique, est si célèbre qu’il a tendance à masquer les autres correspondances : avec Lou Andreas-Salomé, Magda von Hattingberg, Lisa Heise, Ellen Key, Clara Rilke-Westhoff, Marie de la Tour et Taxis, Baladine Klossowska, Marina Tsvetaïeva et Boris Pasternak, Nanny Wunderly-Volkart… Par son titre, Lettres à une jeune poétesse (trad. de Jeanne Wagner et Alexandre Pateau, Éditions Bouquins, 2021), la correspondance avec Anita Forrer se place sous les auspices de ces Lettres à un jeune poète. Le parti pris n’a rien d’incongru puisqu’Anita Forrer est aussi peu poète que l’était Franz Xaver Kappus, qu’elle a aussi presque dix-neuf ans au moment de la première lettre, et que la relation qui s’établit avec Rilke ressemble beaucoup à celle de maître à élève adoptée dans l’échange épistolaire avec Kappus.
Un apprentissage de la liberté
« Vous avez une langue qui résonne et qui vit en notre for intérieur. Et ce que vous dîtes continue de travailler en nous. » Tels sont les premiers mots qu’Anita Forrer écrit à Rilke le 2 janvier 1920 après avoir assisté à une lecture faite par le poète à Saint-Gall en Suisse alémanique. La jeune fille vient d’une famille aisée mais vit cela comme un carcan plutôt que comme un avantage, contrainte d’obéir à des conventions et de taire certaines choses que son milieu jugerait inconvenantes. D’emblée, Rilke lui conseille d’abandonner la poésie, ce qui ne provoque chez elle aucun émoi. Ce qu’elle attend du poète est ailleurs, c’est ce qu’elle a perçu à sa lecture : un accès à la liberté. Encouragée par Rilke qui lui demande que leur échange épistolaire soit placé sous le signe de la confiance, elle lui fait l’aveu de son trouble et de son attirance pour les femmes. Si le désir amoureux est ainsi d’emblée placé au premier plan, Rilke fait comprendre à Anita que l’amour, même s’il est une jouissance, est avant tout une relation spirituelle, peu importe le sexe du partenaire. Paroles immensément libératrices. À la différence de la correspondance avec Benvenuta (Magda von Hattingberg) dans les Lettres à une musicienne, il n’y a jamais l’ombre d’une tentative de séduction de la part de Rilke envers Anita qui a presque l’âge de sa fille Ruth, née en 1901 de son union avec Clara Westhoff. On peut se demander si Ruth a jamais eu droit à autant de généreuse bienveillance de la part de son père. Après l’éloge appuyé de la solitude dans les Lettres à un jeune poète, Rilke incite au contraire Anita à aller vers[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Pierre DESHUSSES : traducteur
Classification