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LETTRES À UNE JEUNE POÉTESSE (R. M. Rilke) Fiche de lecture

Un dialogue interrompu

Il y a beaucoup de fraîcheur dans cet échange et c’est le mérite d’Anita avec son côté primesautier. Elle n’hésite pas à poser des questions sans détour en demandant par exemple à Rilke s’il connaît des difficultés financières (elle songe à mettre à sa disposition son livret d’épargne), s’il a jamais connu une femme qui comprenne ses « émois les plus intimes », s’il croit en Dieu, s’il est dans la vie exactement comme il est dans ses lettres… Jamais Rilke ne la rabroue, même si dans des correspondances parallèles, notamment avec Nanny Wunderly-Volkart, sa grande amie des dernières années, il concède un peu de lassitude face à la naïveté de « ce jeune homme qui boude dans cette jeune fille incertaine » qui le bombarde de questions. Mais ce côté enfantin a son revers lumineux avec de vrais émerveillements, quand Anita réalise par exemple, comme sous l’effet d’une révélation, la chance inouïe qu’elle a de recevoir des lettres de l’un des plus grands poètes du siècle : « Je viens tout juste de me rendre compte de ce que ça signifie, que vous m’écriviez. Je ne peux pas l’exprimer par des mots, Rainer. Cela m’étouffe tellement, c’est trop grand. »

Si, porté par le plaisir de la découverte réciproque, l’échange épistolaire est très dense au cours de la première année et renferme 25 des 60 lettres que compte l’ensemble, il se ralentit peu à peu, comme si Rilke était lassé de cette relation ou voulait laisser la jeune fille voler de ses propres ailes. Après leur première rencontre en 1923 dans la maison de Nanny Wunderly-Volkart, rencontre qui tourne au fiasco tant Anita est alors inhibée, la correspondance devient un échange à sens unique. Ils se reverront encore une fois, quelques mois avant la mort du poète le 30 décembre 1926, sans plus de succès que la première fois. Dans sa dernière lettre, Anita fait preuve d’un stoïcisme émouvant quand elle évoque le long silence de Rilke pendant plus de deux ans : « Que vous soyez déçu au point de ne plus trouver ne serait-ce qu’un seul mot, cela a été un coup très dur pour moi. » Anita est la véritable héroïne de cet échange et elle aurait mérité que son nom figurât sur la couverture.

Pourtant, ce qui ressemble à un échec n’en fut pas un. Quelque cinquante ans plus tard, Anita Forrer confie à Magda Kerényi, qui a édité cette correspondance en 1982 et en a écrit la préface, que les mots de Rilke ont donné une orientation décisive à sa vie en lui permettant de se libérer des conventions et en l’aidant à « maîtriser, autant que faire se peut, les distances et les rapports qui régissent l’espace insondable du sentiment […] dans la géométrie du cœur. »

— Pierre DESHUSSES

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