LÉVIATHAN (A. Zviaguintsev)
Entre les mâchoires du monstre
Certes, au cours de la séquence du pique-nique, au bord d'un lac, Kolia et ses amis se moquent des anciens dirigeants en tirant à la kalachnikov sur les effigies de Lénine, Brejnev et Gorbatchev (« pour les dirigeants actuels, on manque de recul historique... »). Mais le pouvoir de Vladimir Poutine (dont on voit, à deux reprises, le portrait dans le bureau du maire) est implacable. Pénétrant, sans y être invité, dans la maison convoitée, Vadim Cheveliat lance à Kolia : « Tu n'as jamais eu, tu n'as pas et tu n'auras jamais le droit pour toi. » Le garagiste a beau se faire assister par un ami avocat, Dmitri (Vladimir Vdovitchenkov), venu de Moscou pour défendre son droit, il n'obtiendra rien. Et ni le juge ni le procureur ne seront disponibles pour l'entendre. Après l'épreuve, Job retrouvait ses biens, sa santé et d'autres enfants. Kolia, lui, perd tout sans le moindre espoir de salut : sa maison (détruite, ultime figure de monstre, par un engin mécanique qui évoque un dinosaure), son ami, sa femme, son fils et sa liberté. Il sera condamné à quinze ans de prison, après avoir été accusé sans aucune preuve du meurtre de sa femme, qui s'est suicidée.
Le pope Vassili auquel s'adresse Kolia (« où est ton Dieu miséricordieux ? ») symbolise une conscience orthodoxe qui affirme la primauté du spirituel en se référant au destin de Job. Mais Kolia est broyé par l'alliance de l'État et de l'Église incarnée dans le personnage de l'évêque, ami du maire. L'entretien entre les deux hommes se déroule au cours d'un long plan-séquence : l'évêque refuse d'entendre les aveux du maire, veut tout ignorer de ses actes et lui affirme que, le pouvoir venant de Dieu, il est le seul capable de décider du juste et de l'injuste. À la fin du film, le sermon qu'il prononce dans l'église, devant les notables rassemblés représente l'exacte antiphrase du déroulement du récit : « Dieu n'est pas dans la force, mais dans la vérité. »
Une trace de survie du spirituel est peut-être suggérée par la découverte, au plafond d’une église en ruines où se retrouvent des adolescents, d'une très ancienne fresque en couleur représentant la mort de saint Jean-Baptiste dont la tête est apportée à Salomé. Par amour de la peinture, Zviaguintsev conçoit des plans qui évoquent des tableaux. Dans Le Retour,le père, à demi nu, sur son lit dans la position du Christ mort,d'Holbein. Ici, dans une chambre d'hôtel, le plan de Dmitri et de Lilya, nue au pied du lit, décrochant le téléphone, rappelle une toile d'Edward Hopper. Derrière l'autel de l'église où l'évêque prononce son sermon, on discerne des icônes du Christ et de saints. Dans l'ensemble du récit dominent le bleu-vert sale, le gris ou le marron foncé. Mais l'église du sermon est présentée en teintes lumineuses jaunes et or. Après la messe, le blanc de la neige envahit l'écran. Le finale répond à l'ouverture : ciel sombre, mer déchaînée, paysage désolé envahi à nouveau par les accents tragiques d'Aknaten.
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Écrit par
- Michel ESTÈVE : docteur ès lettres, diplômé de l'Institut d'études politiques de Paris, critique de cinéma
Classification
Média