CARROLL LEWIS (1832-1898)
L'œuvre de Lewis Carroll fait problème : écrite d'abord pour des enfants, c'est chez les adultes qu'elle connaît à l'heure actuelle le plus grand succès ; insérée dans le courant qui, à l' époque victorienne, a transformé la littérature enfantine, c'est au milieu du xxe siècle qu'on a pris la mesure de son caractère d'avant-garde dans divers domaines des sciences humaines ; écrite par un clergyman très respectable, elle aboutit à un démantèlement de tout un univers intellectuel, et parfois moral, qui a permis l'entrée de son auteur au panthéon des surréalistes. On conteste sa valeur proprement littéraire, on met en doute son intérêt éducatif, on ne croit pas à la présence en elle d'intuitions logiques, linguistiques ou psychologiques, et pourtant, sur chacun de ces terrains, les aventures au pays des merveilles d'Alice et de ses émules, Sylvie et Bruno, sont riches d'enseignements ou de révélations. Bref, la personnalité de Carroll, typique mais excentrique, appartient aussi bien à notre temps qu'au règne de Victoria.
Poète et logicien
Lewis Carroll, de son vrai nom Charles Lutwidge Dodgson, naquit à Daresbury, petite bourgade proche de Manchester. Son père était prêtre de l'Église anglicane, ministre de la paroisse, et devait plus tard accéder à de plus hautes responsabilités. Charles était le troisième enfant d'une très nombreuse famille. La majeure partie de son enfance s'écoula à Daresbury, puis à Croft, dans le Yorkshire, à partir de 1843. On sait que Charles aimait inventer, pour ses frères et sœurs, des jeux divers, et qu'il monta notamment des spectacles de marionnettes. À douze ans, on le mit en pension à Richmond et, un an et demi plus tard, il entrait à la grande public-school de Rugby. Son séjour y fut, de son aveu, fort pénible, par suite du régime des punitions et surtout du poids de la vie collective, rendu plus lourd encore pour lui par son goût médiocre pour le sport. Il y fit de bonnes études et, après quatre ans passés à Rugby, fut admis à Oxford (Christ Church College), où il s'installa en janvier 1851 ; il devait y résider jusqu'à sa mort.
Sa mère mourut cette même année 1851. Charles en fut très affecté, ce qui contribua peut-être à rendre plus difficiles ses relations avec son père. Il travailla d'arrache-pied, sans se faire beaucoup d'amis, et obtint brillamment son diplôme de mathématiques en décembre 1854. Le collège lui accorda, de ce fait, le titre de student, qui devait faire de lui ultérieurement un « membre du collège » et, d'emblée, l'équivalent d'un assistant de faculté d'aujourd'hui. En contrepartie, il s'engageait, au moins provisoirement, à devenir prêtre et à rester célibataire.
C'est à cette époque qu'il commença véritablement à écrire : d'abord des poèmes, mais aussi quelques nouvelles qui parurent dans un petit magazine, The Train, dont le directeur choisit, parmi les pseudonymes que Dodgson lui proposa, celui de Lewis Carroll (1856). En même temps, il se passionnait pour la photographie, encore balbutiante, et devint remarquable dans les compositions artistiques. C'est ainsi qu'il tira de nombreux portraits des enfants du doyen de son collège, Liddell, et s'attacha à la petite Alice. En 1862, l'année où celle-ci eut dix ans, Carroll, au cours d'une promenade en barque, raconta pour la première fois ce qui devait devenir Alice au pays des merveilles. Une édition en fac-similé en fut, à la demande d'Alice, réalisée presque aussitôt, puis le texte, considérablement augmenté, fut proposé à l'éditeur Macmillan, qui l'accepta. Illustré par John Tenniel, caricaturiste alors célèbre, le livre parut en juillet 1865. Ce fut tout de suite un grand succès et, dès 1867, Carroll envisagea[...]
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Écrit par
- Jean GATTÉGNO : ancien élève de l'École supérieure, professeur de littérature anglaise à l'université de Paris-VIII, directeur à la Direction du livre et de la lecture
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