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CARROLL LEWIS (1832-1898)

L'enfant et les adultes

Bien que de nombreux thèmes s'entrecroisent dans les œuvres de Carroll, le thème de l' enfance les sous-tend et les éclaire tous. Alice, l'héroïne des deux premiers ouvrages, a sept ans et demi, Sylvie et Bruno respectivement sept et quatre ans. Dans chacun des ouvrages d'imagination, c'est toute une vision enfantine du monde, et une vision de l'enfance, qui nous est donnée. Alice, dans ses deux voyages successifs, découvre la réalité du monde des grandes personnes telle qu'un petit enfant peut l'appréhender. Le premier voyage la fait pénétrer, à la suite du Lapin Blanc, dans un univers instable – sa taille varie à plusieurs reprises –, agressif, où elle est raillée, rudoyée, menacée, insultée et décapitée... ou peu s'en faut. Tous ces traitements, d'ailleurs, sont le lot commun des habitants du pays des merveilles. Ceux-ci sont, soit les figures d'un jeu de cartes, soit des êtres fabuleux (licorne, griffon), soit enfin de ces êtres dont parlent les proverbes ou les expressions pittoresques de la langue anglaise : la Fausse Tortue (dont on fait un faux bouillon de tortue), le Lièvre de Mars et le Chapelier fou (deux modèles de malades mentaux), le Chat de Chester, etc. La Reine de Cœur terrorise tout ce monde et monte un gigantesque procès, où l'accusé semble être le Valet de Cœur, mais où le Chapelier puis, finalement, Alice elle-même se trouvent sérieusement menacés ; heureusement pour cette dernière, sa taille a de nouveau augmenté, et elle peut balayer toutes ces créatures hostiles, et se réveiller assise auprès de sa sœur sur la berge du fleuve.

Le second voyage est plus volontaire. Par une journée enneigée, Alice exprime le souhait de traverser le miroir du salon pour voir ce qui se cache derrière. Son vœu est exaucé, et elle pénètre dans un monde où les personnages rencontrés sont les pions d'un jeu d'échecs. Tel est le point de départ. Et le problème est par elle posé : il s'agit de devenir une reine. Elle n'y parviendra qu'après toute une série d'épisodes – ou plutôt de mouvements, puisque l'univers dans lequel elle se déplace est un gigantesque échiquier – qui sont autant de rencontres avec le monde adulte et ses épreuves. Car, plus nettement que dans Alice au pays des merveilles, où le thème de la croissance physiologique était sous-jacent, nous pouvons lire À travers le miroir comme la traduction du désir qu'a l'enfant de grandir, donc d'entrer dans le monde des adultes, désir qui se heurte aux réticences, à l'hostilité parfois, en tout cas aux embûches des grandes personnes. Ainsi Alice se voit-elle, tout au long de ce deuxième voyage, à la fois constamment enseignée par ses interlocuteurs, et constamment critiquée : la Reine Rouge lui explique que, dans ce nouveau monde, le mouvement est à l'inverse de ce qu'elle croyait (il faut tourner le dos à son objectif pour avoir une chance de l'atteindre) ; la Reine Blanche, que le temps y est également inversé (ainsi le Messager du Roi subit une peine de prison avant d'avoir été jugé et même d'avoir commis son crime) ; Humpty-Dumpty, que le langage n'a de sens que par l'intention que je lui accorde, les mots n'étant que des salariés auxquels je donne telle ou telle tâche, c'est-à-dire telle ou telle signification. Une épreuve plus cruelle l'attend : la mise en question de son identité. Deux de ses interlocuteurs, en effet, lui font observer qu'elle n'est que la création d'un rêveur (en l'occurrence le Roi Rouge, qu'elle voit ronfler sous un arbre), et que, s'il s'éveillait, elle s'éteindrait comme la flamme d'une bougie ! Or, quelques instants plus tôt, elle avait eu cette même crainte, lorsque, dans le bois magique, elle avait oublié à la fois son nom et sa nature. Il faudra la douceur[...]

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Écrit par

  • : ancien élève de l'École supérieure, professeur de littérature anglaise à l'université de Paris-VIII, directeur à la Direction du livre et de la lecture

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Lewis Carroll - crédits : Lewis Carroll/ Hulton Archive/ Getty Images

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