LIBERTÉ D'EXPRESSION
La liberté d’expression n’est pas une liberté comme les autres. Elle est entourée d’un abondant discours laudatif et d’une nuée de slogans ou de déclarations solennelles. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 la décrit, dans son article 11, comme « l’un des droits les plus précieux de l’homme ». Le Conseil constitutionnel ajoute qu’elle est « d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés » (formule constamment répétée depuis la décision n° 94-345 DC du 29 juillet 1994). Depuis un arrêt Handyside c. Royaume-Uni, rendu en 1976, la Cour européenne des droits de l’homme rappelle systématiquement que « la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une [société démocratique], l’une des conditions essentielles de son progrès et de l’épanouissement de chacun ». Ces formules emphatiques s’expliquent aisément en ce qu’elles justifient politiquement la liberté d’expression, mais elles ne disent pas grand-chose de son régime juridique.
Si la liberté d’expression est entourée de formules laudatives, tant dans les déclarations solennelles que dans les décisions de justice, cela s’explique d’abord par leur fond de vérité : pour être démocratique, un régime politique doit garantir le libre échange des opinions qui rend possible un vote éclairé. Sans liberté de critiquer le gouvernement et de débattre ouvertement, les élections ne sont qu’une mystification. Ce lien avec le régime démocratique constitue l’une des principales justifications politiques de la liberté d’expression (Girard, 2019). Elle a trouvé son exposition classique chez le philosophe américain Alexander Meiklejohn (1872-1964). La libre expression sur des sujets d’intérêt public doit permettre au peuple souverain de former une volonté majoritaire, ce qui exclut de conférer aux autorités publiques le pouvoir de déterminer la vérité, le bien-fondé d’une opinion. L’autre grande « théorie » apportant son soutien à la liberté d’expression – qui n’est pas sans lien avec la première – s’est surtout développée aux États-Unis. Elle s’appuie sur la métaphore du « libre marché des idées » (free marketplace of ideas), formulée en particulier par le juge Oliver Wendell Holmes dans un arrêt rendu en 1919 par la Cour suprême des États-Unis : « Le meilleur test pour la vérité est le pouvoir de la pensée de se faire accepter dans la compétition du marché » (Abrams v. United States, 250 U.S. 616). Selon ce raisonnement, la liberté d’expression sert la recherche de la vérité, et celle-ci est mieux servie par le libre débat d’idées que par l’intervention des pouvoirs publics. Les origines de ce point de vue sont à chercher du côté de deux penseurs britanniques : le poète du xviie siècle John Milton, et surtout le philosophe du xixe siècle John Stuart Mill.
Ces réflexions philosophiques permettent de débattre des « justes » limites de la liberté d’expression. En revanche, les grandes déclarations solennelles qui les accompagnent n’expliquent pas grand-chose de son contenu réel. Elles en donnent même une image faussée. Il en va ainsi de la protection des propos qui « heurtent, choquent ou inquiètent ». La liberté d’expression, expliquait la Cour européenne des droits de l’homme, dans cet extrait de l’arrêt Handyside fréquemment cité dans le débat public, « vaut non seulement pour les “informations” ou “idées” accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de “société démocratique” ». Il est bien sûr exact que la liberté[...]
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Écrit par
- Thomas HOCHMANN : professeur de droit public, université Paris Nanterre
Classification
Médias