LIBERTÉ, sociologie
La constitution sociale de la liberté
« Les hommes se trompent en ce qu’ils pensent être libres », affirmait Spinoza, qui attribuait cette illusion à l’ignorance qu’ils ont des causes qui expliquent leurs actions. Il fut rejoint en cela par des sociologues parfois qualifiés de « holistes », comme Émile Durkheim : de même que l’ivrogne se croit très libre de se resservir un verre, le suicidé voit dans son geste l’affirmation ultime de sa liberté personnelle, alors qu’entrent dans son comportement toute une série de paramètres sociaux (anomie, religion, etc.) qui échappent à sa conscience et à ses motivations. Plus généralement, la société n’est pas seulement un effet émergent de la coordination contingente de millions d’actions individuelles, car cet apparent désordre dissimule un « ordre caché », comme l’énonce Norbert Elias dans La Société des individus, qui les relie entre eux et les assigne à certaines fonctions. Dans cet ordre qui préexiste aux volontés individuelles, existe-t-il encore une marge de manœuvre ? Dans sa lutte contre le psychologisme, Durkheim caractérise d’abord le fait social comme une « puissance coercitive et impérative » qui pèse sur les individus : ceux-ci, par exemple, ne sont pas en position de choisir la langue de leur pays – ce fait social s’impose à eux. Les marges de la liberté individuelle sont donc toujours limitées : le dictateur le plus implacable ne peut pas briser entièrement le réseau humain où s’inscrit son action. Mais, inversement, l’esclave dispose toujours de moyens pour se soustraire en partie à la volonté du maître, car toute relation de commandement est sujette à la réticence, au contournement, sinon à la désobéissance. Reste que, entre le serf et le roi, les marges d’action sont diverses, car il existe une distribution sociale de la « liberté » qui correspond à celle, très inégale, du pouvoir.
Si la puissance du collectif borne la liberté individuelle (sans jamais la détruire entièrement), on fera remarquer qu’une grande leçon de la sociologie est que certaines contraintes émancipent. En effet, il n’est pas indifférent d’être membre d’une petite communauté primitive ou d’une grande société moderne. L’histoire des sociétés est marquée par une division du travail qui a partiellement délivré les individus du contrôle social exercé par les groupes primaires (la famille, le village, la confrérie…). Dans une société complexe, les acteurs peuvent désormais jouer de différentes allégeances, introduire dans leur communauté de provenance des valeurs autres. Leur latitude s’en trouve accrue au point que, selon Durkheim, le fait fondamental des sociétés industrielles et urbanisées est le développement de l’individualisme. L’État national actuel, quoique potentiellement destructeur, tend ainsi à « libérer les personnalités individuelles » en les affranchissant de la tyrannie des groupes restreints. On peut même attribuer à cette évolution sociale la naissance du libéralisme, voire de la subjectivité moderne. Elias a ainsi pointé l’interdépendance entre la sociogenèse de l’État et la psychogenèse de la conscience : le cogito cartésien et le sentiment de sa « liberté » absolue ne furent rendus possibles que par la monarchie absolue, c’est-à-dire un monopole de la violence qui pacifie les relations sociales, relègue l’Église au second rang, et dispose l’individu à la réflexivité nécessaire pour constituer un rapport solitaire de soi à soi.
Plus profondément encore, le « social » doit être appréhendé non pas uniquement comme une contrainte extérieure, mais comme un processus de socialisation immanent aux individus, et à ce titre pas nécessairement antagoniste avec leur liberté. « L’individu est à la fois la pièce de monnaie et le coin qui le frappe »(Elias). C’est aussi la leçon de [...]
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Écrit par
- Arnault SKORNICKI : maître de conférences en science politique, université de Paris-Ouest-Nanterre-La Défense
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