LIBERTÉ
Le deuxième discours : la liberté sensée
De la liberté arbitraire au champ de la politique
Un texte de Hegel, important et difficile, met tout de suite en place le second niveau du problème : « Le domaine du droit est le spirituel en général ; sur ce terrain, sa base propre, son point de départ sont la volonté qui est libre ; si bien que la liberté constitue sa substance et sa destination et que le système du droit est l'empire de la liberté réalisée, le monde de l'esprit produit comme seconde nature à partir de lui-même » (Principes de la philosophie du droit, § 4). Ce texte parle de la liberté réalisée et de son empire, qu'il appelle le système du droit : par ce mot, Hegel entend l'ensemble des institutions – juridiques, morales, économiques et politiques – par le moyen desquelles la liberté cesse d'être un sentiment intérieur, le sentiment de pouvoir faire ou ne pas faire, pour devenir une réalité, une œuvre, ce que le texte appelle « seconde nature ». L'analyse antérieure n'a donc pas épuisé le problème de la liberté ; l'action intentionnelle, à laquelle on a identifié l'action libre, peut être absurde ou sensée ; elle peut se retrancher en elle-même ou produire au dehors des œuvres et des institutions.
Que faut-il donc ajouter à la précédente analyse pour changer de niveau ? Il faut d'abord introduire l'affrontement de deux volontés ; or les notions d'intention, de projet, de motif, d'agent volontaire et responsable mettent seulement en rapport un sujet libre avec son propre corps et, autour de lui, sa situation globale. L'exemple juridique du contrat (par lequel Hegel commence sa Philosophie du droit) montre excellemment que la liberté arbitraire devient liberté sensée lorsque deux vouloirs, s'affrontant à propos des choses, par exemple pour se les approprier, échangent leurs positions, se reconnaissent mutuellement et engendrent un vouloir commun ; en s'engageant ainsi l'une par rapport à l'autre, les deux volontés se lient et ainsi deviennent libres, en un sens nouveau, qui n'est plus le pouvoir de faire n'importe quoi, mais le pouvoir de se rendre indépendant de ses propres désirs et de reconnaître une norme.
Deuxième trait : il manquait à l'analyse précédente la considération d'une règle, d'une norme, d'une valeur, bref d'un principe d'ordre (quel qu'il soit) qui donne un caractère objectif à une liberté jusque-là enfermée dans son point de vue subjectif.
Troisième trait : action doublée, action normée, l'action libre fait encore paraître une dimension de la raison que la tradition philosophique a appelée raison pratique ; entendons par là une raison qui a des effets dans le monde, une raison qui s'applique à produire une réalité selon la liberté ; or une liberté qui a traversé la problématique du contrat et de l'universalisation par la loi accède à un projet de réalisation ou d'effectuation dont l'échelle est autrement plus vaste que le corps propre : son théâtre est le monde de la culture ; c'est dans des œuvres, et pas seulement dans des mouvements, voire des gestes et des conduites, qu'elle veut s'inscrire. C'est l'histoire des hommes qu'elle veut infléchir ; bref, elle veut « changer le monde ».
Ces trois concepts nouveaux dessinent déjà le nouveau champ du deuxième discours de la liberté : doublement du vouloir, action normée, réalisation ou effectuation dans une œuvre. Ajoutons-y un dernier trait : c'est dans le champ de cette problématique de l'action sensée que peut se déployer une philosophie politique. Une philosophie politique se distingue d'une science politique en ce qu'elle a pour fil directeur un concept de réalisation de la liberté. La théorie de l' État ressortit à la[...]
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Écrit par
- Paul RICŒUR : professeur émérite à l'université de Paris-X, professeur à l'université de Chicago
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