LIBERTÉ
Le troisième discours : liberté et ontologie
Être de l'acte et éthique de l'action
C'est dans les termes suivants qu'on a, au début de cet article, introduit le troisième discours : comment la réalité dans son ensemble doit-elle être constituée pour que l'homme y soit un agent, c'est-à-dire l'auteur de ses actes, au double sens du pouvoir psychologique et de l'imputation morale que les deux premières recherches ont permis d'élaborer ? Cette question ouvre un type d'investigation qui n'est contenu ni dans la description de l'action intentionnelle, ni dans la dialectique de l'action sensée. Mais ces deux discours renvoient, par des marques expresses, à un fond qui excède aussi bien les traits descriptifs que la structure dialectique de la liberté humaine.
De ce renvoi le langage même est témoin. Acte, action, activité : ces mots disent plus que mouvement, geste, comportement, opération, effectuation, voire pratique ou praxis. Ou plutôt ils signalent, dans la conduite humaine, une épaisseur de sens que les deux précédents discours n'épuisent pas ; on dira : la révélation d'un caractère d'être. À ce caractère d'être, à ce mode d'être ne rendent justice ni la théorie morale, ni la théorie politique ; celles-ci, en effet, ne rendent raison de l'activité libre que pour autant qu'elle est reprise dans un sens susceptible d'être récapitulé dans un savoir. Mais cette fuite en avant vers le sens, si l'on ose s'exprimer ainsi, n'épuise pas le sens. Une autre dimension se creuse, que la métaphore de l'épaisseur ou de la profondeur indique, celle du fond ou du fondement. C'est précisément l'expérience de l'action libre qui creuse, mieux que celle de la perception ou de la connaissance, cette troisième dimension ; c'est l'action libre qui révèle quelque chose de l'être comme acte.
Ce renvoi du discours éthico-politique au discours ontologique se laisse surprendre dans la philosophie d'Aristote qui est ainsi le témoin des trois discours. Toute l'éthique, dit Aristote, témoigne de ce que l'homme a une œuvre ou une tâche (ἔργον) qui ne s'épuise pas dans l'énumération des compétences, des habiletés, des métiers ; la tâche de l'homme désigne une totalité de projets qui enveloppe la diversité des rôles sociaux ; or, cette tâche, c'est de vivre, au sens humain du mot vivre ; mais qu'est-ce que vivre, pour l'homme ? C'est, répond le philosophe, la vie active, l'activité (ἐνέργεια) réglée, l'activité qui a un logos ; nous circulons ici dans le réseau conceptuel souterrain de l'éthique, là où activité, achèvement, acte sont des termes qui « parlent » à l'inflexion de l'éthique et de l'ontologie : « Si donc il en est ainsi, poursuit Aristote, le bien de l'homme sera une activité de l'âme selon l'excellence et, s'il y a plusieurs excellences, selon la meilleure et la plus achevée. Et ajoutons encore : dans une vie achevée » (Éthique à Nicomaque). C'est en ce point que l'éthique s'enracine dans une conception du réel où l'être est energeia, activité, acte achevé. Ce n'est plus dans le champ éthico-politique que peut être comprise cette energeia, mais dans le champ de la philosophie première. C'est dans ce nouveau discours, en effet, que peuvent être articulées des notions telles que « puissance » et « acte » qui sous-tendent une éthique de l'activité.
Mais la philosophie aristotélicienne n'est pas en mesure de résoudre le problème qu'elle-même pose ; finalement, l'acte n'appartient qu'aux êtres sans puissance et sans mouvement, à des êtres éternels et divins ; le seul analogue divin de cet acte pur est à chercher du côté[...]
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Écrit par
- Paul RICŒUR : professeur émérite à l'université de Paris-X, professeur à l'université de Chicago
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Média
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