LIBERTINAGE
Libertin et libertinage ont longtemps été des termes polémiques destinés à stigmatiser toutes les opinions ou conduites qui s'écartaient de la norme dominante. Il a fallu l'effervescence du xviiie siècle pour qu'ils soient assumés et revendiqués, et une distance historique de plusieurs siècles pour qu'ils deviennent des catégories de l'histoire des idées et des lettres. Mais les discussions qui existent encore aujourd'hui autour de leur définition prouvent la charge contestatrice qu'ils conservent jusqu'à nos jours.
De la liberté au dérèglement
L'histoire du mot se caractérise par des renversements sémantiques, des confusions et contaminations. Étymologiquement, le libertus ou le libertinus est à Rome un affranchi, un ancien esclave qui a reçu sa liberté. Libertinus est un statut social. Le mot désigne aussi plus tard un fils d'affranchi, donc marqué par une infériorité sociale. Un emploi particulier s'impose au Moyen Âge, qui fait du libertin l'esclave sarrasin qui est devenu chrétien. Métaphoriquement, le paganisme et l'Islam apparaissent comme des esclavages dont le converti se libère. Pourtant l'excès de liberté équivaut à un retour à l'erreur. C'est un sens négatif qui s'impose au xvie siècle, lorsque « libertins » se met à désigner, dans le contexte des guerres de religion, ceux qui s'éloignent de la vraie religion. Dans son pamphlet Contre la secte phantastique et furieuse des Libertins qui se nomment spirituels (1545), Calvin dénonce avec violence ceux qui confondent Dieu avec la Nature et réduisent les religions à des inventions humaines. Il s'agit à la fois d'une secte particulière (des anabaptistes adeptes de la communauté des biens et de la liberté sexuelle) et d'une attitude générale de distance par rapport au dogme. Le concile de Trente (1545-1563) n'est pas en reste dans la condamnation de tout ce qui dévie de l'orthodoxie catholique nouvellement redéfinie, de tout ce qui cherche, du côté des Anciens, de l'occultisme ou de la science nouvelle, des connaissances que l'Église romaine prétend détenir exclusivement. La stratégie polémique consiste à confondre l'hétérodoxie philosophique et la licence sexuelle, les écarts ponctuels ou les simples doutes et le dérèglement suprême que représentent l'athéisme et le matérialisme. Les dictionnaires de l'âge classique assimilent donc le libertin à l'impie ou au débauché, même s'ils concèdent un emploi anodin et mondain du mot : un honnête libertin est celui qui s'accorde plaisirs et divertissements. Mme de Sévigné elle-même peut se dire libertine quand elle improvise ses lettres et préfère sa spontanéité à toute forme de règle.
La répression brutale qui condamne au bûcher Giordano Bruno, martyrisé à Rome en 1600, ou Lucilio Vanini à Toulouse en 1619 menace le chef de file des libertins parisiens, Théophile de Viau qui est condamné à « être brûlé vif comme aussi ses livres brûlés » mais parvient à échapper à la mort. C'est l'époque également où sont poursuivis comme sorciers et condamnés au feu le curé Gaufridy à Aix-en-Provence en 1611 ou Urbain Grandier à Loudun en 1634. Tous les dissidents sont dénoncés par le père Garasse dans La Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps ou prétendus tels (1623) et par Marin Mersenne dans L'Impiété des déistes, athées et libertins de ce temps combattue et renversée de point en point (1624). Telle est l'unité purement négative et polémique d'un libertinage dont la diversité est pourtant flagrante dans les motivations comme dans les modalités. Tel est aussi le tournant chronologique qui transforme les provocateurs en débauchés plus discrets et les libres penseurs en érudits jouant des ressources de l'allusion et de l'ironie. Les nécessités[...]
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Écrit par
- Michel DELON : professeur de littérature française à l'université de Paris-IV-Sorbonne
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