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LIBERTINAGE

Un éloge de la dépense

Au tournant du xviie siècle, Pierre Bayle entreprend de rassembler toute l'érudition brassée par la pensée libertine. Il en fait un Dictionnaire historique et critique (1696), où toutes les affirmations de l'histoire sont discutées dans un jeu d'articles et de notes. Des articles consacrés à des figures scandaleuses du siècle lui permettent d'exposer la pensée libertine. Il marque les différences qui opposent fanfarons du vice et penseurs impies, libertins de mœurs et de pensée. Sans être lui-même athée, il reconnaît l'existence d'athées vertueux, et dégage l'espace d'une réflexion libre, indépendante des impératifs religieux, qui devient celle des Lumières dans les décennies qui suivent. Le libertin de pensée, méprisant envers le populaire, devient philosophe au fur et à mesure que le pessimisme anthropologique laisse place à la réhabilitation de l'homme. Le libertin s'isolait pour se défendre des préjugés et des persécutions. Le philosophe fait le pari de l'éducation et du progrès. Il faut diffuser l'instruction et l'esprit critique pour constituer une opinion qui soit un contre-pouvoir. La mort de Louis XIV, devenu bigot à la fin de ses jours, et, durant la minorité du jeune roi, la régence du duc d'Orléans, que n'encombrent ni préjugés moraux ni soucis religieux, consacrent le changement de ton. Le libertinage semble accéder au pouvoir, mais le terme désigne désormais l'obsession de la séduction ou l'esthétisation de l'amour, tandis que la liberté intellectuelle devient le privilège des Lumières. Le bonheur sur terre remplace le salut après la mort, le plaisir sensuel n'est plus condamné a priori.

La littérature décrit cette société nouvelle, assoiffée de consommation et de jouissance, où la noblesse attirée à la Cour est prise par le vertige du luxe et de la dépense amoureuse. Marivaux constate dans le Spectateur français en 1723 : « Il n'y avait plus d'amants, ce n'était plus que libertins qui tâchaient de faire des libertines. On disait encore à une femme : je vous aime, mais c'était une manière polie de lui dire : je vous désire. » Qu'il choisisse un décor contemporain ou bien oriental, un récit à la première personne, une forme épistolaire ou un dialogue, Crébillon fils fournit à son siècle le vocabulaire et la typologie du libertinage, dont témoigne par exemple Les Égarements du cœur et de l'esprit (1736). Il hérite l'analyse classique des moralistes pour suivre les contradictions du sentiment, de l'amour-propre et du désir. Il distingue entre petits-maîtres, suiveurs sans originalité, qui prennent la place des petits marquis de Molière, et roués qui affichent des mœurs dignes de la roue, le supplice infamant réservé aux manants. Les premiers se distinguent par leur vêtement et leur jargon auxquels les seconds ajoutent un esprit de système et un double langage, entre les bienséances de la mondanité et des mœurs volontiers crapuleuses. Les moments et les postures de la séduction sont codifiés. La Morlière dans Angola (1746), Duclos dans Les Confessions du comte de *** (1742), décrivent comme Crébillon une « bonne société » qui parle encore de l'honneur pour se disperser en « occasions » et s'étourdir de débauche. Il reste aux femmes à choisir entre la souffrance d'aimer et l'endurcissement dans le libertinage.

Dans ce contexte aristocratique et mondain, les réalités de la sexualité sont à la fois omniprésentes et suggérées à travers la gaze d'un style allusif. « Je consens à ne vous jamais parler d'amour pourvu que vous me permettiez de vous le témoignez sans cesse », affirme un séducteur de Crébillon, abusant des hésitations féminines, entre réciprocité et viol. Des histoires de courtisanes et de comédiennes explorent plus[...]

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Écrit par

  • : professeur de littérature française à l'université de Paris-IV-Sorbonne

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