LINGUISTIC TURN, histoire
Le linguistic turn (ou « tournant linguistique », mais l'expression est surtout utilisée en anglais) n'est assurément réductible ni à une école ni à un courant de pensée. Une école de pensée se reconnaît à ses maîtres, à ses fondateurs : ici il n'y en pas vraiment. L'expression apparaît pour la première fois dans le titre d'un ouvrage (The Linguistic Turn. Recent Essays in Philosophical Method), dirigé par le philosophe américain Richard Rorty, dans lequel ce dernier insiste sur l'importance du langage dans la formulation des questions philosophiques. Paru en 1967, il n'a pourtant pas eu une place explicite dans le débat concernant les disciplines littéraires et l'histoire qui marquera les années 1980. Une école se reconnaît également à un programme et à des œuvres canoniques, mais ici, pour seul programme, une proposition forte : l'expérience et son rapport à la réalité ne peuvent être pensés en dehors de la médiation du langage. De manière plus radicale, la réalité demeure hors de toute prise, le langage seul peut l'exprimer et le langage seul constitue une réalité.
Généralement, le linguistic turn est associé à la crise de l'histoire intellectuelle américaine, dans les années 1970-1980, mais il a également touché l'histoire sociale anglaise. C'est pourtant dans la philosophie poststructuraliste française des années 1970, importée sur les campus américains, que ses animateurs ont puisé leurs premières inspirations théoriques. Donc, pas non plus de lieu unique d'inspiration ni même de diffusion.
La remise en cause des paradigmes des sciences sociales
Le linguistic turn n'aura-t-il été qu'une illusion discursive ? un jeu rhétorique ? Pas tout à fait. S'il échappe à toute reconstruction rétrospective, c'est bien parce qu'il ne s'est cristallisé dans aucune tradition. Il se perçoit d'abord dans sa dispersion, son effervescence, sa radicalité, ses contradictions, comme un moment fort, parfois véhément, bravant les grands paradigmes des sciences sociales (tels que le structuralisme, les approches quantitatives) et, au-delà, contestant de manière virulente la modernité dans ses fondements économiques, industriels et technologiques, dans ses valeurs issues des Lumières (le progrès, la raison, l'humanisme, l'universalisme, l'optimisme).
Toute la science, mais aussi l'histoire et, en particulier, l'histoire « professionnelle » et « scientifique », sur lesquelles se sont établis les « grands récits » de la modernité, ont été spécialement visées. Indistinctement et non sans contradiction, ce sont les conceptions de l'objectivité, de la vérité, de l'universalisme de la connaissance historique qui ont été systématiquement remises en cause.
La radicalité et la violence des controverses qui ont caractérisé le linguistic turn témoignent également de la transformation des formations et des recrutements universitaires dans un contexte de forte concurrence et de rareté des postes. Elles expriment les désillusions et les désaccords d'une nouvelle génération d'historiens à l'égard des réalisations du monde moderne (industrialisation, progrès techniques, etc.) et des grands paradigmes explicatifs produits dans les années 1960. La critique de ces modèles explicatifs dominants d'une histoire articulée sur une séparation entre les activités sociales, économiques et matérielles, d'un côté, et, de l'autre, les pensées, représentations et symboles proposant une grille de lecture et d'explication fondée sur une approche rationnelle, quantifiée et hiérarchisée des phénomènes historiques, a provisoirement servi de point de ralliement (Gareth Stedman Jones, Languages of Class, 1983).
Enfin, tant aux États-Unis qu'en Grande-Bretagne, le linguistic[...]
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Écrit par
- Bertrand MÜLLER : directeur de recherche au CNRS
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