LINGUISTIQUE & LITTÉRATURE
Stylistiques et rhétoriques
L'idée d'une complémentarité par succession de la linguistique et de la littérature a pour elle les apparences de l'évidence ; elle s'inscrit, d'une part, dans le schéma héréditaire du cursus pédagogique ; elle achève, d'autre part, le schéma de la complexité ascendante – complaisamment entretenu par la linguistique – selon lequel on va naturellement du phonème au mot, du mot au syntagme et du syntagme à la phrase, tout en allant – « en passant » – du non-sens au sens. Le linguiste s'arrêtant aux limites de la phrase, au « littéraire » de compléter le dispositif en passant de la phrase au texte.
Mais ce seuil, dont Benveniste a tenté de formuler la théorie en distinguant, dans un article célèbre, « Sémiologie de la langue » (in Semiotica, I et II), un domaine sémiotique antérieur au sens et un domaine sémantique, ne constitue pas une ligne de partage aussi stable et aussi sûre qu'on semble vouloir le croire.
Tout se passe comme si c'étaient les effets pratiques de cette limite qui en déterminaient le statut théorique, tout en la maintenant aussi incertaine et mobile que possible. Le « seuil » fonctionne, en effet, à la satisfaction générale : les pratiques qu'il autorise et semble fonder sont aussi avantageuses pour le linguiste que pour l'analyste des œuvres littéraires.
Ainsi se trouve en effet séparé, pour le linguiste, un au-delà qui le dispense de s'interroger sur certaines des opérations auxquelles il recourt, en fait, dans l'en deçà de cette coupure ; ainsi se trouve justifié pour l'analyste de textes (historien, sociologue ou littéraire) un en deçà préconstruit qui le dispense de s'occuper de fonder ses opérations sur les textes.
Le fonctionnement de ce seuil est fort bien illustré par les manœuvres auxquelles donnent lieu les analyses stylistiques et rhétoriques. Apparemment, le partage va de soi – comme l'atteste une longue pratique pédagogique – entre langue et style. C'est après l'étude abstraite du grammairien ou du linguiste qu'intervient l'analyse de la mise en œuvre de la langue dans les textes littéraires, repérage des choix heureux du bon auteur.
La stylistique a besoin, pour déployer ses analyses, d'un niveau de base, d'un « degré zéro » du langage, que lui fournit la description linguistique ; la linguistique a besoin d'un réceptacle pour les énoncés trop complexes pour son modèle de phrase et la notion de « style » le lui fournit. Les deux disciplines s'entendent ainsi pour définir une norme ou, plus exactement, s'entendent pour ne pas la définir, se déchargeant l'une sur l'autre de cette tâche à la fois ingrate et dangereuse. La détermination de ce degré neutre se réalise ainsi négativement, à la faveur de la notion d'« écart ». On a là, on le voit, une notion à la fois essentielle et clandestine : aucune des deux disciplines ne peut l'assumer, sans qu'aucune, néanmoins, puisse s'en passer.
Bien que notion donnée comme secondaire, la notion d'écart fonctionne, en fait, en linguistique, comme une notion primitive. La normalisation des énoncés qui permet de les organiser en objets de connaissance s'opère à la faveur de la différence supposée évidente entre discours simple et discours orné, entre phrase acceptable et phrase déviante, entre langue quotidienne (supposée simple) et langue littéraire. Il y a une pré-stylistique du linguiste, dont la stylistique littéraire n'est – sous ses divers avatars (endroit ou envers) – que la réciproque.
La confusion qui règne autour de la notion de connotation fournit une excellente illustration du processus. Fort bien accueillie en milieu littéraire, elle offre, en effet, à l'analyse des textes, un instrument linguistique à sa mesure.[...]
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Écrit par
- Pierre KUENTZ : maître assistant honoraire à l'universi-té de Paris VIII
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