DAKIN LIQUEUR DE
Les premiers mois de la Grande Guerre firent la démonstration de la gravité sans précédent des blessures provoquées par l’armement moderne. Phénomène nouveau : sous l’effet des projectiles d’artillerie la grande majorité des plaies étaient infectées par des éclats d’obus, billes de shrapnels, débris de vêtements ou de terre… Gangrène gazeuse, tétanos et septicémies étaient à l’origine d’une mortalité considérable et d’amputations massives des blessés. Aussi, au début de 1915, la question de l’infection des plaies devint-elle un enjeu majeur de la santé militaire : il n’y avait pas de « petites blessures », toutes étaient susceptibles de complications. Le chirurgien et biologiste français Alexis Carrel bénéficiait alors de la renommée du prix Nobel de physiologie ou médecine (1912) pour ses recherches pionnières en matière de chirurgie vasculaire et de transplantation de vaisseaux sanguins et d’organes qu’il avait conduites à l’Institut Rockefeller de New York, à l’écart du monde académique français. Rentré en France pour y contribuer à l’effort de guerre, d’abord affecté aux hospices de Lyon, il obtint en novembre 1914 d’être mis à la disposition du ministère de la Guerre et de se voir confier l’organisation d’un hôpital dédié à la recherche sur les causes et le traitement de l’infection des blessures, qu’il avait identifiée comme le problème majeur de la chirurgie de guerre lors d’une mission effectuée sur les fronts de Flandre, d’Argonne et de la Marne en décembre de cette année-là. L’« hôpital de démonstration pour la chirurgie de guerre », conforme aux vœux de Carrel, devait associer étroitement soins cliniques opérationnels et recherche fondamentale menée dans des laboratoires intégrés à l’hôpital. Il devait aussi se trouver au plus près des premières lignes, ce qui lui permettrait de prendre en charge des blessés très rapidement après leur atteinte. Son premier objectif était de mettre au point expérimentalement une méthode nouvelle pour le « traitement abortif de l’infection des plaies », d’en standardiser les procédures et de la généraliser sur tous les théâtres d’opérations. L’« hôpital temporaire du Rond-Royal » vit ainsi le jour à Compiègne au printemps de 1915, à 15 kilomètres du front, doté de moyens importants grâce au soutien de l’Institut Rockefeller, qui finançait, au côté du Service de santé, l’activité de Carrel. C’est Simon Flexner, le directeur de l’Institut Rockefeller dont relevaient les laboratoires de chimie de l’hôpital, qui suggéra à son médecin-chef Carrel de recruter Henry Drysdale Dakin (1880-1952), chimiste britannique formé à l’Institut Lister de médecine préventive de Londres ( connu pour ses travaux sur l’antisepsie) et au laboratoire privé d’Albrecht Kossel (Prix Nobel de physiologie ou médecine en 1910) à New York.
La chirurgie de l’ère pastorienne avait pour principe d’ouvrir largement la plaie, d’en détruire par une substance chimique les micro-organismes qui l’infectaient, puis de la recoudre. Mais en pratique, dans les blessures de guerre, le lavage des plaies se révélait insuffisant et les antiseptiques usuels (phénol, eau oxygénée, iode), du fait de leur concentration et de leur durée d’application, brûlaient les tissus et nécrosaient les plaies. Carrel chargea ainsi Dakin d’élaborer, au plus vite, un produit capable de rendre aseptique une plaie infectée, de détruire les micro-organismes par un contact durable sans léser les cellules de l’organisme. Dakin y parvint en mai 1915, avec la solution qui porte depuis lors son nom, présentée devant l’Académie des sciences quelques semaines plus tard. Fondée sur les propriétés bactéricides du chlore, la « liqueur de Dakin » était constituée d’un mélange d’ hypochlorite de soude (eau de Javel) stabilisée[...]
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Écrit par
- Anne RASMUSSEN : professeure d'histoire de la médecine et de la santé à l'université de Strasbourg
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