SHOAH LITTÉRATURE DE LA
Traditions scripturaires et littérature de l'anéantissement
L'effondrement de l'humain
Le xxe siècle naît dans les charniers de la Première Guerre mondiale, vécue comme une Apocalypse par les artistes et les écrivains, qui y répondent en inventant de nouveaux langages. Ce qu'on appelle alors la modernité s'impose à travers l'écriture, l'hermétique, le fragmentaire et, dans les arts visuels, la pratique du ready-made. Mais au fond du pessimisme apparent des années 1920, il y a un élan vitaliste. La destructuration en cours doit accoucher d'une nouvelle genèse.
S'inscrivant dans le sillage de la modernité, l'écriture de l'anéantissement ne peut s'y identifier. L'auto-référentialité de l'esthétique lui est déniée. Désormais, l'acte d'écrire va se révéler entaché d'une fondamentale ambivalence, écartelé entre l'impératif de la parole, injonction d'inscrire dans l'Histoire la trace de ces ténèbres, et l'impossibilité du dire. D'où l'irrémédiable culpabilité des rescapés et des survivants, qui croît au fil des années, et que Primo Levi a cherché à caractériser sous le nom de « zone grise ». Cette culpabilité englobe les générations contemporaines du cataclysme ou postérieures à lui, dès qu'elles se découvrent seulement épargnées par un accident de naissance, géographique ou chronologique.
Le processus d'anéantissement a posé de façon indélébile, sur les rescapés, les survivants et les générations qui en sont issues, et pour lesquelles il représente une réalité psychique (Nathalie Zaltzman), les stigmates de la honte, celle dont Primo Levi dit, à propos du Procès de Kafka « ... et Josef, avec le couteau déjà planté dans le cœur, éprouve la honte d'être un homme » (Le Fabricant de miroirs). C'est du fond de cette culpabilité et de cette honte, décuplées par la nécessité d'imposer au chaos et aux ténèbres les règles de l'esthétique, que l'écrivain se doit de parler.
L'écriture juive du désastre
L'imaginaire juif avait élaboré au cours des siècles de multiples figures pour dire le désastre. Dans les langues juives – hébreu ou yiddish –, les matrices des textes sacrés servirent de véritable code pour écrire les catastrophes qui jalonnent l'Histoire, se chargeant au passage, que ce soit dans l'époque médiévale ou moderne, de significations nouvelles, proposant des raccourcis où passé et présent se télescopent : Élection et Alliance, Déluge, Job, Akedah – le sacrifice d'Isaac –, la destruction du Temple. Chaque chute étant suivie d'une restauration.
Les bouleversements historiques du xxe siècle – le démantèlement de la vie traditionnelle, la Première Guerre mondiale et les migrations – avaient à la fois renforcé ces schémas et subverti leur emploi. On le voit chez I. L. Peretz, H. N. Bialik, S. Anski, L. Shapiro, H. Leivick, M. L. Halpern, P. Markish. L'anéantissement, lui, échappait à la nomination. Il ne pouvait prendre place dans des canons préexistants, ni s'inscrire dans un temps cyclique, dans un récit où le passé venait habiter le présent. La brutalité cataclysmique, la soudaineté de l'extermination et les formes qu'elle avait prises, en abolissant le présent et l'avenir, invalidaient également le passé. Les anciens codes, jadis immédiatement déchiffrables, s'avéraient soudain inappropriés, et pourtant irremplaçables. Car la parole sidérée se trouvait impuissante à en faire surgir de nouveaux.
Le yiddish parle donc du fond d'une double mort : la mort du peuple et la mort de la langue. Le yiddish, réduit à néant en même temps que la plupart de ses locuteurs, place l'écrivain face à l'insoluble : impossibilité d'écrire, impossibilité de ne pas écrire, impossibilité[...]
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Écrit par
- Rachel ERTEL : professeur des Universités
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