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SHOAH LITTÉRATURE DE LA

Représenter l'irreprésentable : le fictionnel

Le paradoxe que rencontre l'écriture de l'anéantissement est double : si le témoignage, pour se dire, doit recourir à l'imagination, a contrario le romanesque se heurte à l'emprise du réel.

Dans le ghetto et le camp, la mainmise absolue de la réalité sur le prisonnier rend « toute tentative de la dépasser [...] ridicule et désespérée » (J. Améry). Le romanesque en est banni. Après le cataclysme, des rescapés se lancent pourtant dans la folle entreprise de reconstituer cet univers par le biais du roman. Le romancier, comme le témoin – il est les deux à la fois – ne peut souvent résister à la tentation naturaliste caractéristique du roman historico-social. La littéralité des mots devient alors un écran, un masque et non un révélateur. Les mots – reconnaissables, compréhensibles – ne permettent pas l'identification de la vérité qu'ils désignent. Les cheminements romanesques habituels paraissent tout aussi inappropriés. L'inversion des valeurs, la destruction du lien social risquent de rendre inopérants les ressorts traditionnels du roman. « Éducation » et catharsis sont invalidées par cette « connaissance inutile » (Charlotte Delbo).

Or l'écriture n'est que mots et formes. C'est donc avec ces matériaux que la littérature de l'anéantissement est amenée à bâtir des configurations adéquates à l'expérience qu'elle se doit de transmettre, contrainte par les lois de l'imaginaire et par les impératifs de cette réalité singulière.

Les premières œuvres romanesques, qui vont parfois de pair avec des écrits testimoniaux, sont dictées comme ces derniers par la volonté de transmettre, de rendre cette expérience intelligible par une reconstitution à travers des codes fictionnels. La littérature de l'anéantissement puise alors dans tout le spectre des formes existantes qu'elle associe selon des combinatoires propres à chaque romancier.

L'écriture ou la mort : romanciers rescapés

D'une manière ou d'une autre, il lui faut coller au réel de la cache, du ghetto, du camp. Chaque détail renvoie à la globalité de l'acte d'anéantissement, à ses rituels de mise à mort brutale ou lente. Beaucoup d'écrivains, sinon tous, dressent l'inventaire de ces Jours de notre mort, 1997 (David Rousset), de cette nuit qui fut La Nuit (E. Wiesel, 1958), embrasée par les torchères des crématoires. Là, malgré la barbarie du système et tous les efforts des bourreaux pour, à la fois, massifier et isoler les victimes, celles-ci parviennent à énoncer cette chose impossible : « notre mort » ou « une de nos vies » (R. Antelme).

À peine sortis des caches où ils se terraient, revenus des forêts, des maquis, libérés des camps, des romanciers se mettent à l'œuvre. En yiddish, Havè Rozenfarb publie L'Arbre de vie, roman commencé dans le ghetto de Lodz ; M. Strigler, après son appel de 1945 (À vous frères et sœurs libérés), commence son cycle sur l'extermination (Majdanek, 1947 ; Dans les usines de la mort, 1948 ; Fabrique C, 1950 ; les deux volumes de Destins, 1952). Dans ses nouvelles, Lumière d'abîme (1952), Vent et racines (1955) et plus tard dans Les Flammes de la terre (1966), Isaïe Spiegel évoque les silhouettes fantomatiques du ghetto de Lodz, et Katzetnik raconte les victimes humiliées dans le bordel de la Maison de filles (1955), avant leur extermination ; de son côté, I. Bryks égrène les heures de la mort lente (Un chat dans le ghetto, Sanctification du Nom et autres nouvelles, 1954) ; en français, David Rousset, dans Les Jours de notre mort puis, Le pitre ne rit pas (1948), dit l'abjection et la grandeur humaines qui se côtoient dans l'anus mundi ; Pierre Gascar, avec Le Temps des morts (1953), évoque la régression et la bestialité[...]

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