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SHOAH LITTÉRATURE DE LA

Poésie de l'anéantissement

Parmi les différents discours qui ont tenté de dire l'anéantissement, c'est la parole poétique qui s'est imposée avec le plus de force. Parole testimoniale en ce que, du fond d'elle-même, elle parle toujours de et pour autrui ; car le poète « n'a pas de moi-il est tout et rien » (Keats). Parole testimoniale, également, en ce qu'elle vise la vérité par-delà toute réalité singulière. Parole de l'a-temporel, la poésie s'ouvre et ouvre à une mémoire interminable. En tant qu'acte, en tant que geste, elle rencontre le geste philosophique, dans leur commune interrogation de l'humain et du langage. Enfin, parole du dévoilement, de la révélation, la poésie s'insère dans une longue tradition d'écrits apocalyptiques.

Des explosions de violence tels les pogroms du début du xxe siècle, les massacres de la Grande Guerre, suivis de peu par la prise du pouvoir par Hitler, concomitants avec l'émergence de la modernité dans l'art et la littérature s'inscrivent dans certains textes, notamment dans ceux des expressionnistes et des futuristes, comme des prémonitions de fin de monde.

« Des poèmes - documents » (W. Szlengel)

Mystère de la parole poétique : c'est elle qui fait entendre la voix des victimes. Dans les ghettos et les camps, les autres types de discours se trouvent éclipsés par la prolifération d'écrits et de cris poétiques, venus de poètes ou de personnes que rien ne prédestinait à cette parole.

Wladyslaw Szlengel, poète de langue polonaise, pousse son « cri dans la nuit » du ghetto de Varsovie, en 1942, et égrène la litanie de ces « choses » misérables, emportées inutilement par les expulsés vers des destinations inconnues : « De la rue Hoza et Wspolna, de la rue Marszalkowska/charrettes... charrettes juives en mouvement.../ meubles, tables, tabourets/petites valises et ballots/coffres, boîtes, édredons,/costumes, portraits/literie, pots, tapis/et draps. » Les poètes yiddish font entendre les mêmes litanies : dans la folie des fuites éperdues, les lieux, les objets – du plus important au plus infime, du plus sacré au plus trivial – sont rendus caducs, irréels. Ils parlent en mots quotidiens de « la peau distendue craquelée par la faim » (I. Spiegel), du froid, des corps gelés ou bouffis ou putréfiés qui jonchent les rues des ghettos, de l'indifférence d'un monde dont toutes les portes leur sont fermées.

« En vérité je te le dis nous sommes tous morts à Lublin » (J. Glatstein). Les poètes de l'anéantissement se sont institués chroniqueurs du désastre. Il a donc fallu trouver les mots pour dire un cataclysme qui, en effaçant tout repère, toute référence spatiale, frappe l'être dans ses fondements. Un langage a dû être inventé pour établir l'équivalence entre exclusion de l'espace social et rejet hors de l'humain, entre amenuisement de l'espace géographique et épuisement du souffle.

Aux lieux abolis des vivants se substituent les lieux de mort – égouts, fosses communes, lieux d'extermination –, Treblinka, Sobibor, Belzec, Maïdanek, Buchenwald, Ponary, Birkenau-Auschwitz, ou encore ces « marécages velus », cet « Aquarium vert » où « vivent les morts/.../ Au-dessous d'eux, des rivières, des forêts, des villes – une gigantesque mappemonde en relief » (Sutzkever). On assiste ici au basculement du monde.

La mutilation du temps est à l'image de celle de l'espace. Pour les poètes qui appartiennent à la tradition scripturaire juive, « le judaïsme est une religion de l'histoire, une religion du temps/.../Tandis que les dieux d'autres peuples étaient associés à des lieux ou à des choses, le Dieu des prophètes était le Dieu des événements. » (A. J. Heschel). L'imaginaire des poètes de langues juives se trouvait façonné par des archétypes qui s'inscrivaient[...]

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