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LITTÉRATURE Du texte à l'œuvre

La révolution de l'imprimé et ses effets

Advint ensuite le bouleversement majeur d'ordre technique que constitue l'apparition de l'imprimé à la fin du xve siècle. Cette Révolution du livre (Roger Chartier) a transformé toute l'économie culturelle. Elle a bouleversé le temps de fabrication et la disponibilité des textes : là où il fallait des mois pour réaliser une copie manuscrite, il ne faut plus que quelques jours pour produire des milliers d'exemplaires imprimés. Elle a bouleversé aussi le mode de réception : là où régnaient l'audition et le spectacle, la lecture a pris une place croissante et elle s'est faite de plus en plus souvent silencieuse et solitaire. Dès lors, le texte est de moins en moins perçu comme intégré à des pratiques collectives. Comme le lecteur s'est trouvé davantage livré à son imaginaire, en retour, celui des auteurs s'en est trouvé modifié aussi. Ce nouveau mode de transmission a été propice à des genres qui se prêtent bien à la lecture solitaire, comme les essais et les romans : l'illusion du dialogue à distance fonde la rhétorique des Essais de Montaigne. Mais cette lecture solitaire, coupée de la régulation que constituent les pratiques de groupe, pouvait aussi faire craindre que l'imagination ne l'emporte sur la raison, ce que met en scène le Don Quichotte de Cervantès.

L'oral ne perdait par pour autant son rôle clé. Il restait bien sûr essentiel sur les scènes de théâtres : les textes de Shakespeare, de Molière et même ceux de Racine sont pétris des ressources et contraintes propre à leur oralisation. Mais surtout il régnait dans les lieux de l'éloquence, la chaire et le barreau, où se manifestait la parole des pouvoirs d'Église et d'État qui régissaient les pratiques culturelles. L'idée que l'écrit n'en est que le relais persistait. De sorte que s'est instaurée une configuration qui domine tout l'Ancien Régime. Elle impose une hiérarchie, bien visible dans les bibliothèques et bibliographies. Au sommet viennent les Lettres saintes, la Bible, les Pères, leurs commentateurs, et l'histoire religieuse. Au deuxième rang, les Lettres savantes, héritières de la partie scientifique de la philosophie, et incluant le droit et la médecine. Enfin, au troisième rang, les belles-lettres, qui se subdivisent en éloquence, histoire et poésie – cette dernière incluant tout l'ordre des fictions, et notamment le théâtre.

Une telle structure présentait pourtant des failles, dues au rôle accru de l'écrit et des genres qu'il favorisait. Ainsi les premiers bibliographes ne savaient-ils guère où classer le roman dès lors qu'il n'était plus écrit en vers ; ils hésitaient entre la section Poésie, en ce qu'il est fiction, et la section Histoire en ce qu'il est récit de faits supposés advenus et que lui-même utilise souvent ce mot dans ses titres. Même difficulté avec les essais, plus encore avec les volumes d'« œuvres diverses » qui se multipliaient alors. Les failles étaient dues aussi à un décalage entre la hiérarchie théorique et celle des succès : le théâtre et le roman connaissaient des audiences plus larges que les genres relevant du plus haut prestige théorique. Cela correspondait à une évolution dans les publics concernés. Les femmes notamment, surtout en France, y occupaient une place croissante. Même si elles n'avaient pas accès aux collèges, elles s'adonnaient de plus en plus nombreuses à la lecture et à l'écriture, notamment dans le courant de la sociabilité galante. Elles y favorisaient l'hédonisme et l'essor des formes tournées vers le plaisir, en particulier la lettre, le roman et, au théâtre, l'opéra. Or ces genres n'avaient pas ou peu de modèles anciens canoniques et scolairement enseignés.[...]

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  • : agrégé de l'Université, docteur ès lettres, professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle et à l'université d'Oxford

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