LITTÉRATURE & PSYCHANALYSE
L'inconscient pour l'inconscient
Un léger retour en arrière nous conduit à prendre en considération une autre ligne des investigations de Freud en matière d'art. Sonder les grandes œuvres avec les outils de la psychanalyse donne parfois des informations sur l'esprit humain, plus particulièrement sur des constantes du comportement et des usages si fréquents, si répandus dans les différentes sociétés qu'on ne sait plus très bien dire qui, de la culture ou de la nature, en est responsable (le statut intermédiaire à cet égard des formations inconscientes permet de couper court aux spéculations). Les recherches sur les rites et les dogmes de la religion ont été fructueuses, ainsi que celles qui ont porté sur les systèmes de parenté, les croyances en l'au-delà ou certaines interdictions et sanctions coutumières ou juridiques. En dehors du champ institutionnel, les productions artistiques et spécialement les créations littéraires – épopée, théâtre, fable – se sont révélées riches elles aussi en renseignements d'ordre général sur ce qui importe à l'homme du point de vue psychique et caractérise sa dimension d'animal culturel. Dans ce type d'exploitation du domaine littéraire, au sens large de ce mot – c'est-à-dire en incluant les traditions orales qui forment l'embryon historique de tous les récits (mythologique, religieux, gnomique, social ou politique) –, dans ce champ de recherche, donc, ce sont bien les réalisations narratives elles-mêmes qu'on interroge, pour mieux connaître l'âme humaine et non pour confirmer la valeur d'une hypothèse scientifique. Différence d'accent qui a son importance.
Freud fut heureux, à un moment donné, de prouver que les fous de nos romans possédaient une organisation inconsciente souffrant d'un mal reconnu, que leurs rêves s'interprétaient comme les nôtres ; mais, dans les essais plus tardifs, il s'est penché sur des œuvres littéraires afin de résoudre diverses énigmes de notre fonctionnement psychique. Il a repéré certains modèles de pensée dont les peuples de la terre avaient dès longtemps relevé l'originalité ; ces modèles ont en général partie liée avec de grandes formes linguistiques et discursives, avec des effets rhétoriques, des genres littéraires, des expressions ou usages symboliques. On évoquera ici, sans insister, les pages que le maître de Vienne a consacrées à l'humour, à l'ironie, au comique parallèlement au mot d'esprit (Witz), dans le livre qui porte ce titre : beaucoup d'exemples sont empruntés à la littérature. On citera, à l'autre extrémité de l'éventail, la célèbre étude du Thème des trois coffrets (1913), qui met en évidence des images (trois femmes), des conduites (choix mortel) et des motifs élémentaires (or, plomb) qui se rencontrent dans des œuvres appartenant à des genres, des époques, des cultures différentes – véritable travail de comparatiste qui prélude à une interprétation de style anthropologique. Surtout, on se gardera d'oublier et même de traiter cavalièrement l'analyse exemplaire de L'Inquiétante Étrangeté (1919) : elle a jeté une lumière nouvelle sur le phénomène du fantastique, qui traverse un grand nombre de cantons dans le territoire de l'art.
Cette réflexion sur l'Unheimliche (terme allemand intraduisible sans périphrase ou néologisme – je propose « infamilier » – qui suggère la réapparition terrifiante d'un refoulé où nous refusons de reconnaître quelque chose de très intime, lié à notre passé infantile) s'appuie sur une lecture suivie du conte d'Hoffmann, L'Homme au sable. Cette lecture fait apparaître des dimensions inédites au sein du conte, où la rencontre des yeux arrachés avec l'angoisse de castration concurrence la contemplation de l'automate[...]
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Écrit par
- Jean BELLEMIN-NOEL : professeur de littérature française moderne et contemporaine à l'université de Paris-VIII-Saint-Denis
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