LITTÉRATURE & PSYCHANALYSE
Relancer le désir indicible
Il reste un point que nous n'avons pas abordé, le plus délicat peut-être de tous ceux qu'il a fallu aborder pour faire le tour de ces problèmes. Celui en tout cas sur lequel on aura bientôt compris qu'aucun critique n'ose s'expliquer longuement. Celui de l'écriture critique même.
On sait quelles querelles – quelles ambitions de scientificité, quel éloge de l'impressionnisme, quelles accusations en retour d'élitisme ou de rabaissement – a suscitées depuis des années le souci de procéder dans les sciences de l'homme avec la même rigueur que dans les sciences exactes. On sait aussi que le public cultivé a eu du mal à accepter l'envahissement des belles-lettres par des « méthodes » de description et d'interprétation calquées sur les disciplines qui se vouaient à l'élaboration d'un savoir (linguistique, ethnologie, etc.). L'appellation de critique littéraire, une fois mises à l'écart les diverses spécialités de l'histoire littéraire, connote depuis toujours un art de l'essai, un goût et si possible un talent de bien écrire. Comme s'il était obscurément question de rivaliser avec l'art de la fiction et de la poésie. Surtout, parce qu'il était de toute nécessité de relayer des écrits pleins de suggestion par un commentaire lui-même suggestif : en contrepoint à un discours-Soleil, on désirait au moins un discours-Lune !
Laissant leurs embarras aux autres modes d'approche du texte, je ferai état pour terminer de ceci : pour la critique textanalytique, la qualité de l'écriture est une exigence à proprement parler théorique. Pour moi, les lecteurs sont d'emblée présents dans mon travail, nécessaires à l'interprétation, pris dans une stratégie d'écoute : sans eux, je dialoguerais avec mon texte, et chacun sait bien que le psychanalytique suppose une relation au minimum triangulaire. Si je suis seul avec le texte, je le regarde, il me contemple de ses yeux fantomatiques, et rien n'a lieu qui fasse effet de vérité inconsciente, rien ne peut se manifester, surgir entre nous : il n'y aura pas d'« entre-prêter ». Pour qu'il y ait de l'interpréter, il faut qu'un autre se fasse prendre en compte comme interposé et entremis. Dès que je cesse d'être un lisant pour me faire lecteur, je lis avec quelqu'un qui devra me lire. Mes mots rêveurs sur les mots rêveurs du texte, il faut, virtuellement, que quelqu'un rêve sur eux.
L'inconscient, c'est l'indicible-comme-tel. Comment prétendre l'obliger à se dire, comment le dire autrement qu'avec une charge d'indicible ? La difficulté s'impose alors de découvrir l'écriture qui saura relancer le désir du texte, un langage et un style capables de prolonger dans les autres cette vibration secrète que le texte suscite en moi autant que je l'incite en lui ? Dire au-delà du dire, quel regard de Méduse, mais aussi quelle Andromède attendant Persée s'il réussit à enfourcher Pégase, son cheval ailé !
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Écrit par
- Jean BELLEMIN-NOEL : professeur de littérature française moderne et contemporaine à l'université de Paris-VIII-Saint-Denis
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