FRANÇAISE LITTÉRATURE, XIXe s.
Le sacre ambigu de l’écrivain
Chaque siècle nourrit sa figure de l’esprit. C’est peut-être l’homme de lettres pour le xviie siècle, le philosophe pour le xviiie siècle, l’intellectuel pour le xxe siècle. C’est en tout cas l’écrivain pour le xixesiècle. Le sacre de l’écrivain, selon l’expression heureuse de Paul Bénichou, désigne l’apparition d’une nouvelle instance dans la société, une nouvelle législature de l’esprit qui détrône les anciens pouvoirs spirituels et se substitue notamment aux instances religieuses. Dès la seconde moitié du xviiie siècle, on voit surgir des portraits d’hommes de lettres inspirés et habités par le génie (voir Le Bonheur des gens de lettres de Louis-Sébastien Mercier, 1763) qui annoncent le mythe romantique du poète, celui qui souffre pour l’humanité et qui constitue aussi le contrepoids naturel à une évolution sociale délétère. Être poète à l’époque romantique, c’est être une âme solitaire, blessée, un surhomme et un paria à la fois, une instance de pouvoir spirituel contesté mais qui s’autoproclame pourtant chargée d’une mission sinon divine, au moins prophétique. Cette figure est incarnée exemplairement par Victor Hugo dans les œuvres de l’exil, après 1850.
Dans ce contexte, la quête de Dieu ou d’une transcendance reste une des obsessions de la littérature, mais de manière ambiguë et contrastée. Le premier romantisme, dans la lignée de Chateaubriand (1768-1848), réhabilite le sens du sacré : on le voit dans la religiosité diffuse d’un Lamartine – Harmonies poétiques et religieuses (1830) et Jocelyn (1836). Le second Empire voit se radicaliser les oppositions. À une littérature anticléricale, de Flaubert à Mallarmé en passant par Baudelaire, Rimbaud ou Jules Vallès (1832-1885) s’oppose la virulence des écrivains catholiques, de Barbey d’Aurevilly à Louis Veuillot ou Léon Bloy. La permanence du sens du religieux et son ambiguïté expliquent les succès d’ouvrages peu orthodoxes comme Paroles d’un croyant (1834) de Lamennais et surtout la Vie de Jésus (1863) d’Ernest Renan.
Cette souffrance, ce mal-être appelé, notamment par la génération romantique, « le mal du siècle », est peut-être ce que partagent une grande majorité des hommes de lettres du siècle, non seulement les poètes (Baudelaire, Mallarmé), mais aussi les prosateurs (Flaubert, Maupassant, Bloy). On pourrait parler de pose, de posture et de scénarios : autant de notions qui s’avèrent fécondes pour décrire les comportements d’écrivains, très conscients du caractère dorénavant « publicitaire » de la littérature. Mais cette souffrance est aussi authentifiée par une série de morts misérables, vite transformées en mythes (Gérard de Nerval) ou oubliées (Jules Laforgue). L’expression « mal du siècle » renvoie autant au sentiment de faillite collective de plusieurs générations qu’aux impasses de vies privées ayant tout sacrifié à l’œuvre et de vies rongées par la solitude, les maladies vénériennes et la misère. L’écrivain éprouve cette disharmonie de l’être à laquelle Baudelaire donne toute son expression dans le poème « L’Héautontimorouménos » : « Elle est dans ma voix, la criarde ! / C’est tout mon sang, ce poison noir ! » Paul Verlaine (1844-1896) publie en 1884 son ouvrage Les Poètes maudits(Tristan Corbière, Arthur Rimbaud, Stéphane Mallarmé) dont le titre apparaît comme un pléonasme avant de devenir un cliché.
La précarité financière explique aussi la mélancolie des écrivains. Le mécénat n’existe quasiment plus (les pensions royales ou gouvernementales se révèlent dérisoires) et la plupart des écrivains, quand ils ne sont pas rentiers comme Leconte de Lisle (1818-1894), doivent exercer des petits métiers (journaliste, rédacteur de notices de dictionnaire, précepteur voire surveillant), avant d’espérer vivre de leurs droits d’auteur[...]
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Écrit par
- Marie-Ève THÉRENTY : professeure des universités, université Paul-Valéry Montpellier 3, membre senior de l'Institut universitaire de France
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Médias
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